« Neutralité du net » : Une victoire en demie-teinte ?

Adrienne Charmet, coordinatrice et porte-parole de la Quadrature du net, revient sur l’adoption définitive d’un règlement visant à garantir la « neutralité du net ». Une victoire partielle d’après l’association, qui espère une « bonne coordination » au sein de l’Union européenne.

Chloé Dubois (collectif Focus)  • 9 septembre 2016
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« Neutralité du net » : Une victoire en demie-teinte ?
© Photo : TEK IMAGE / SCIENCE PHOTO LIBRARY / ABO / Science Photo Library.

La Quadrature du Net est une association de défense des droits et libertés des citoyens sur Internet. Elle promeut une adaptation de la législation française et européenne qui soit fidèle aux valeurs qui ont présidé au développement d'Internet, notamment la libre circulation de la connaissance.

Mardi 30 août, l’organe des régulateurs européens des communications électroniques (BEREC), a publié les « lignes directrices » en matière de « neutralité du net ». Mais ces mesures, qui visent à encadrer le règlement européen adopté en novembre 2015, seront appliquées par des régulateurs nationaux. La Quadrature du net a accepté de revenir sur les enjeux de ce « _principe fondateur d’internet », et fait part de ses craintes quant à l’application de ces directives.

Pouvez-vous expliquer ce qu’est la « neutralité du net » et pourquoi sa sécurité est un enjeu important ?

Adrienne Charmet : La neutralité du net est un principe selon lequel les fournisseurs d’accès à internet (Orange, Bouygues…) n’ont pas à décider ou à prioriser le contenu qui doit passer par leurs tuyaux. Pour éviter toute discrimination et que les opérateurs demeurent des transmetteurs d’informations. C’est la règle de base de la neutralité du net : on sépare le contenu de son contenant.

Il s’agit d’un sujet qui agite les politiques de l’Internet depuis quelques années parce que les fournisseurs d’accès ont voulu, à un moment, tarifer différemment le contenu entre les internautes. Par exemple, un fournisseur pourrait faire payer son client en fonction du type de contenu qui serait transporté. Ainsi, si un opérateur passe un accord avec Facebook pour que l’accès à l’application sur le téléphone soit gratuit et non décompté de son forfait, alors l’utilisateur aura un accès privilégié. Mais il s’agit d’une atteinte à la neutralité du net car un opérateur aura priorisé du contenu, créant une discrimination, positive pour son client, mais qui favorise Facebook plutôt qu’une autre application.

L’accès égalitaire à l’ensemble du réseau est une question de liberté de communication, et c’est un enjeu très important. On ne peut pas imaginer que les abonnés aient à choisir entre un forfait très cher qui garantit un accès à des contenus de façon égalitaire tandis que d’autres, qui ne peuvent payer le prix, se contentent du reste. C’est une question de droit à l’information et de liberté d’expression.

En quoi les lignes directrices fixées par le BEREC constituent une victoire pour une association telle que la vôtre ?

A.C. : Il est vrai que des associations ont déclaré qu’il s’agissait d’une victoire. De notre côté, nous sommes un peu plus mesuré. Il aurait fallu que le règlement européen encadrant la neutralité du net de 2015, précédant les lignes directrices du BEREC, soit beaucoup plus sécurisé. Ce qui a été voté et adopté ne comportait pas de définitions strictes et précises. C’est d’ailleurs pour cela que le BEREC a été chargé d’édicter de nouvelles mesures entre octobre 2015 et août 2016.

Il s’agissait pour eux de préciser le cadre permettant aux régulateurs d’exercer leur contrôle. Ce qui est sorti de tout ça n’est pas « mal », mais quelques points posent problèmes. D’abord, les régulateurs ne pourront contrôler et sanctionner les pratiques commerciales des opérateurs qu’a posteriori. Il y aura donc d’abord des atteintes à la neutralité du net, et ce n’est qu’après ce constat que des mesures pourront être prises pour y remédier. Mais il existe un risque que de telles pratiques s’installent et que nous ayons du mal à revenir dessus.

Deuxième point problématique, ces directives ne proposent pas de régulation unique pour tous les pays de l’Union européenne. Ce sera aux régulateurs nationaux d’interpréter ces règles. Le risque est ici de voir certains contrôleurs tolérer certaines pratiques dans un pays, parce qu’ils les auront interprétées ainsi, et que d’autres régulateurs nationaux s’alignent sur cette interprétation un peu laxiste. Ce règlement ne sera donc pas appliqué de la même manière dans tous les pays, bien que le BEREC soit un organe européen. La marge d’interprétation est assez importante et, pour le moment, nous espérons une bonne coordination entre les régulateurs.

Ces mesures ne correspondent donc pas aux attentes des fournisseurs d’accès ?

A.C. : Non, parce qu’ils souhaitent pouvoir faire payer différemment les types de contenus. Ils pratiquent une sorte de chantage à l’investissement, sous prétexte que ces règles les empêchent de pouvoir investir dans le déploiement de nouvelles technologies, type 5G, ou dans le développement de la fibre. C’est un argument simpliste car ils oublient qu’ils n’existent que parce qu’ils sont transmetteurs de contenus.

Pour nous, ce chantage à l’investissement est caduc. Soit les opérateurs se positionnent dans une mission qui s’apparente au service public, soit ils sont dans une position dominante puisque c’est eux qui maîtrisent l’accès aux réseaux. Mais bien souvent, ce qu’ils souhaitent est évidemment de favoriser leurs propres contenus. Si on ne respectait pas la neutralité du net, Orange, qui est propriétaire de Dailymotion, pourrait assurer une très bonne qualité de service sur cette plate-forme, mais ralentir les pages de YouTube. L’opérateur peut brider l’accès à un service concurrent.

Société
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