« Le jihadisme : un mouvement de jeunes “no future” »

Le politologue Olivier Roy explique comment Daech prospère sur le vide idéologique et spirituel laissé par l’effacement du marxisme et l’installation d’une laïcité autoritaire.

Ingrid Merckx  • 26 octobre 2016 abonné·es
« Le jihadisme : un mouvement de jeunes “no future” »
© Photo : Ulf Andersen/Aurimages/AFP

Là où certains, comme -l’islamologue Gilles Kepel, parlent de « radicalisation de l’islamisme », Olivier Roy défend plutôt la thèse d’une « islamisation de la radicalité ». Ce politologue spécialiste de l’islam, directeur de recherches au CNRS et enseignant à l’Institut universitaire européen de Florence, ne cherche pas à disculper l’islam dans le phénomène jihadiste, mais propose une lecture transversale. Le jihadisme, selon lui, est un mouvement de jeunes tentés par la radicalité à une époque où il n’existe pas d’autre idéologie globale que celle proposée par Daech.

Pourquoi le jihadisme ne touche-t-il que des jeunes ? Et que dit-il du désespoir d’une époque, voire d’une génération ?

Olivier Roy : Le jihadisme attire depuis vingt ans la frange d’une jeunesse « no future » qui se tue ou meurt dans l’action. De Khaled Kelkal [abattu en 1995, NDLR] aux frères Kouachi, les profils sont très semblables. Cette fascination pour la mort répond à un grand vide, à commencer par le vide politique. Les grandes idéologies et les partis qui les incarnaient s’effondrent. Et la vie politique tourne au Guignol. Il y a, certes, la dépossession démocratique par le fait de la construction européenne et les effets délétères de la mondialisation. Mais cela va plus loin : la montée des idéologies de type islamiste est très liée à la disparition des idéologies de type marxiste. L’ancien jihadiste David Vallat [condamné pour terrorisme dans les années 1990, NDLR] l’explique : quinze ans plus tôt, il aurait été à Action directe.

Sans vouloir disculper l’islam, je propose un regard transversal. Les desperados politiques, ça n’est pas nouveau. Ils sont dans ce mélange de violence et d’utopie qui débouche sur des entreprises de type apocalyptique. Mais la fin de Mai 68 a ouvert la porte à la désespérance. Ils partent maintenant sous les drapeaux de Daech, qui, avec Al-Qaïda, est le seul à proposer une idéologie globale. L’extrême gauche s’est provincialisée : elle défend des territoires, des « zones à défendre » : Occupy Wall Street, le mouvement des places… Mais les places sont des culs-de-sac ! On l’a bien vu au Caire. En Italie, c’est la lutte contre le TAV (train à grande vitesse). Ces mouvements tiennent un discours très radical, mais pour quoi ? Quelques hectares ? Ils ne font pas rêver.

Le mouvement des « marées » en Espagne, ces mobilisations convoquées par messagerie instantanée, a tout de même essayé de remonter vers les quartiers…

Ça ne marche pas. On additionne des lieux mais, dès qu’ils passent à la politique, ils se font croquer par celle-ci. On le voit avec Syriza, Podemos, même le Mouvement 5 étoiles, qui n’est pas d’extrême gauche, ou les Verts, petit groupe de bobos qui se disputent des strapontins. On vit donc une déliquescence du politique, à côté de laquelle les lieux de revivalisme du militantisme sont des impasses. Et cela s’observe des États-Unis jusqu’en Méditerranée.

Le marxisme était-il important au point de laisser une si grande place à Daech ?

C’était l’espace d’utopie politique où des jeunes pouvaient entrer en politique. Soit ils entraient dans un espace régulé par des anciens, le PC par exemple, soit ils en ont fait un mouvement de jeunes, comme Mai 68, qui n’était pas pour autant générationnel : des vieux rejoignaient les rangs. Les jeunes sont toujours surreprésentés dans les mouvements révolutionnaires. Mais ni les anarchistes de la fin du XIXe ni le Parti bolchevique n’étaient des mouvements de jeunes. Depuis les années 1960, et notamment avec les jihadistes, on observe une politisation générationnelle, ce qui est nouveau.

Fait sociologique qui devient un fait social : depuis vingt ans (avec le groupe de Djamel Beghal), les fratries sont surreprésentées dans les cellules militantes, ce qui n’existait ni chez les maos ni chez Action directe. La présence de frères (et la recréation de liens de fratrie en épousant la sœur d’un camarade) se répète au point de devenir une caractéristique essentielle des jihadistes européens.

La transmission se fait au sein de la fratrie ?

Oui, car il n’y a pas de génération au-dessus ni en dessous. Les jihadistes rejettent la transmission de leurs parents, à plus forte raison les convertis. Et ils font des enfants en sachant qu’ils vont se faire sauter. C’est-à-dire qu’ils confient à d’autres des enfants qui seront encore plus déculturés qu’eux ou qui serviront de chair à canon au califat. Ils ne vivent que dans l’instant. Il y a deux lectures apocalyptiques actuellement : celle des évangélistes américains et celle des salafistes.

Les jihadistes ont donc intégré ces deux idéologies : la fin du monde et la guerre des civilisations ?

Pas la guerre des civilisations, puisqu’ils haïssent le concept de civilisation et se moquent éperdument de l’arabité et de la culture. Mais la guerre de religion. Ils attaquent l’Occident comme façade derrière laquelle tout est pourri. Un des grands discours que l’on entend chez ceux qui reviennent de Daech, c’est : « Là-bas, il n’y a pas de racisme. » En fait, il y en a, en particulier dans les bataillons russes. Mais l’absence de racisme fait partie de la propagande locale. D’ailleurs, les métis noirs (Africains, Antillais) français, anglais ou allemands sont surreprésentés chez Daech. Ils disent : « J’étais victime de racisme, à Daech je suis comme les autres. »

Vous déconstruisez le lien entre les candidats au jihad et la position de victime : du racisme, du colonialisme, des bombardements… en soulignant qu’ils ne sont pas victimes des bombes. Mais pour le racisme ?

Ce que je veux dire, c’est qu’ils ne souffrent pas directement des bombes, ils souffrent de la -souffrance des autres. En revanche, ils ont effectivement souffert d’humiliation raciale et sociale en France. Et ce sentiment va de pair avec un narcissisme surdéveloppé : ils retournent cette humiliation en orgueil.

Certains rapprochent le jihadisme d’un mouvement religieux ou sectaire. Pourquoi en parler comme d’un mouvement politique ?

La dimension psychopathologique existe, mais elle n’explique ni le phénomène ni comment le traiter. Ça n’est pas parce qu’on établit que Staline était paranoïaque ou qu’Hitler était fou qu’on a compris le bolchevisme et le nazisme. Sous le seul angle de la maladie, on ne répond pas aux problèmes que posent les jihadistes, et on ne les oblige pas à assumer leurs actions. Or, il est très important qu’ils les assument : c’est à eux d’inscrire en politique leur violence et leurs discours. Les repentis ou « retournés » – terme ambigu –, soit on les criminalise et on les incarcère, soit on les considère fous et il faut un traitement. Sinon, c’est évacuer le problème et ne pas leur permettre une vraie réintégration. Les criminels qui passent vingt ans en prison ne se repentent pas, comme l’explique Jean-Marc Rouillan : si leur crime n’a pas de sens, leur vie non plus. Ils refusent donc la contrition.

Il y a tout un travail à faire sur le terroriste qui comprend l’inanité politique de ce qu’il a fait mais rencontre un problème pour « sauver » le sens de sa vie. C’est là que doivent se concentrer les techniques de réhabilitation : faire que la vie ait un sens. C’est trop facile, le non-sens : « J’étais comme fou » ; « On m’a lavé le cerveau »… Dans les centres de déradicalisation, on en voit faire exactement ce qu’on leur dit pour être déclarés guéris par le médecin.

Que faire de ceux qui rentrent de Syrie ? Vous écrivez qu’il faut « écouter le radicalisé »…

Il faut qu’ils parlent. Il faut les obliger à s’exprimer. Salah Abdeslam ne dit rien. Il ne peut plus mentir (« J’ai étébrainwashé”, j’ai été en Syrie pour distribuer de l’aspirine, je ne supporte pas la vue du sang… ») en reconnaissant uniquement ce que la police sait et en étant poli avec les juges. Il sait que, s’il commence à parler, tout va sortir ! Le silence est un substitut à la mort, et la rationalisation n’est pas possible, sauf à sortir de son personnage.

La limite du parallèle avec les mouvements anarchistes ou Action directe, n’est-ce pas le désir de mort ? Puisque la mort n’est pas une possibilité mais un but ?

Les jihadistes sont convaincus qu’ils vont aller au paradis en emmenant les leurs. Mais comme le Temple solaire ! Des suicides collectifs, des familles qui se suicident, des pères qui “suicident” leurs enfants, des sectes qui se suicident, on en connaît ! Les jihadistes expriment certes une fascination pour la mort, mais ils nourrissent aussi un culte de la morbidité et développent une esthétique de la violence. Chez Daech, on aime faire souffrir, on aime voir les gens mourir, le filmer et le diffuser. Cela n’est pas une condition pour aller au paradis !

N’y a-t-il pas un côté miroir aux alouettes chez Daech, où des régiments de jeunes jihadistes sont envoyés se suicider par des cadres qui, eux, ne sont pas candidats ?

Certains jeunes se déradicalisent en découvrant la réalité sur le terrain. Mais comment éprouver leur sincérité ? Les locaux, en effet, se font tuer par des drones mais font tout pour éviter la mort. Que se passe-t-il dans la tête de l’état-major de Daech ? Je donnerais cher pour le savoir ! Pierre-Jean Luizard a écrit un bon livre sur le sujet [^1] : on sait qu’ils sont d’anciens baasistes salafisés. Mais sont-ils passés par des formations salafistes ? Ont-ils fait un virage mystique ? Du point de vue de l’orthodoxie religieuse, je ne trouve pas que Daech est une organisation salafiste ou développe une vision salafiste du religieux. Ça n’est pas encore une thèse, juste une piste que j’ouvre. Sont-ils complètement cyniques ? Sont-ce des soldats qui se disent : « Aujourd’hui, sur le marché, le panarabisme est fichu, c’est l’islamisme apocalyptique qui fonctionne » ?

D’où ce que défendent certains, comme le philosophe Raphaël Liogier quand il dit que les fondamentalistes peuvent aider à lutter contre le terrorisme…

Il n’a pas tort, mais c’est un peu de la provoc’. Car, si on dit qu’il faut développer le salafisme pour lutter contre le terrorisme, personne ne suivra ! En outre, le salafisme est un problème de société. Il se construit dans la sécession sociale, comme les loubavitchs et les bénédictins. Sauf que les bénédictins organisent la sécession dans un espace clos dans la montagne et que les loubavitchs se ghettoïsent de manière pacifique. Tandis que les salafis, communauté assez récente, gagnent du terrain chez les musulmans de France. Car le salafisme bouge. Par en bas : le jeune salafi est moderne, vit en couple, etc. Et par en haut, comme cet imam de Brest qui est revenu sur ses propos disant qu’écouter de la musique transformait en cochon. Il a pris en compte l’impact de ses dires et a montré qu’il assumait sa responsabilité sociale.

La transformation du salafisme a démarré au Caire quand les salafis sont entrés dans l’arène politique, se sont alliés avec les militaires et sont apparus très divisés.

Je pense aussi qu’on ne peut combattre le religieux que par du religieux. Or, en France et en Europe, on chasse le religieux de l’espace public. Que cela vienne de l’islamophobie de droite ou de la laïcité idéologique de la gauche, le résultat est le même.

Est-ce que le « problème avec l’islam » ne vient pas aussi de notre ignorance de cette religion ?

C’est notre ignorance du religieux : la laïcité de la loi de 1905, ça n’est pas la simple liberté d’opinion, mais bel et bien la liberté de pratique. Or, la plupart des gens pensent que cette liberté religieuse est comme une opinion, et donc que le croyant ne doit pas exhiber sa religion dans l’espace public. Non seulement c’est juridiquement faux, mais on ne peut définir une religion sans la pratique. C’est ce qu’a démontré le débat sur la circoncision en Allemagne. Le Danemark vient de déclarer que le droit des animaux l’emportait sur la liberté religieuse. En France, on en prend le chemin : la liberté des vegans primera-t-elle bientôt la liberté religieuse ? La redistribution du spirituel ne se résout pas par le vide, parce que la laïcité n’est pas une spiritualité. La laïcité ne remplace pas le religieux.

Quelle est cette « tentation totalitaire » de la laïcité que vous évoquez ?

La laïcité ne se définit que par la norme. Il y a cinquante ans, une femme se faisait verbaliser sur une plage parce qu’elle était en bikini. Aujourd’hui, c’est la femme en burkini. Quand j’étais lycéen, on vérifiait que les jupes allaient bien sous le genou, maintenant on s’assure qu’elles montent bien au-dessus de la cheville. Dans les deux cas, l’État impose une norme sur le corps de la femme. Sauf qu’aujourd’hui il prétend que c’est pour la libérer !

N’a-t-on pas sous-estimé le tort fait par cette circulaire – qui n’a pas valeur de loi – interdisant aux mères voilées d’accompagner des sorties scolaires ?

Il n’y a aucune valeur de positivité derrière le sécularisme. Quand les mères sont interdites de sorties scolaires au moment où les profs enseignent que la laïcité c’est la tolérance, les élèves se disent qu’on les prend pour des imbéciles. Tout ce discours laïcard de gauche, c’est pire que de -l’illusion, c’est du mensonge ! Un système de normes sans valeur. Si cette laïcité défendait les droits de la femme, on s’en serait aperçu dans d’autres domaines.

En éliminant le religieux, on élimine le spirituel. Le laïc ne voit pas le spirituel, car il ne voit pas que la religion, ce n’est pas seulement des normes. Pour lui, le religieux est obscène. On va afficher son identité sexuelle, mais pas sa religion. Il y a cinquante ans, cela aurait été le contraire. La religion relève aujourd’hui de l’intime, pas le sexe. Donc il faut que la femme se déshabille. À l’heure où l’on prévoit d’ouvrir un espace nudiste à Paris, l’atteinte aux bonnes mœurs, c’est de se couvrir. Cela fait dix ans que les femmes voilées nées en France parlent. On continue à penser qu’elles sont sous l’emprise des hommes, on ne les écoute pas.

Comment lutter contre la tentation de Daech ?

Il y a plusieurs niveaux : policier, renseignements, judiciaire… Mais, sur le long terme, il y a bien un problème de manque d’idéal. La laïcité développe un désert spirituel. Or, il faut aussi de la croyance dans l’espace public. L’évêque intégriste de Fréjus envoie des franciscains prêcher dans les quartiers difficiles. Cela crée bien sûr un grand débat, mais c’est plus intéressant que d’y envoyer la BAC. Par rapport à Daech, le phénomène jihadiste a démarré il y a vingt ans. Je parie sur un essoufflement. Ce qui ne veut pas dire que la radicalisation est terminée. D’autre part, le salafisme se diversifie et se trouve contraint d’évoluer, comme le montre le cas de Farid Benyettou, ex-mentor des Kouachi, qui travaille désormais avec Dounia Bouzar au Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam radical. Je n’exclus pas non plus un retour au politique avec l’arrivée d’organisations structurées avec un projet cohérent.

[^1] Le Piège Daech, La Découverte.

Olivier Roy vient de publier Le Djihad et la Mort, Seuil, 166 p., 16 euros.

Idées
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