Police : des plaintes et des abus

Le mouvement des policiers traduit un fort malaise au sein de la « maison ». Mais il témoigne aussi de l’impunité dont jouit trop souvent cette institution en France.

Olivier Doubre  • 26 octobre 2016 abonné·es
Police : des plaintes et des abus
© Photo : CITIZENSIDE/Paul Roquecave/AFP

Imagine-t-on une manifestation syndicale contre la loi travail se pointer sous les grilles de l’Élysée, de nuit, aux cris de « Cazeneuve, démission ! », sans aucune répression ? C’est pourtant ce qui s’est produit à plusieurs reprises au cours des récentes mobilisations de policiers. Sans autorisation et sans implication des organisations syndicales, dans de nombreuses villes de France, les manifestations se multiplient depuis plus d’une semaine. Expression d’un malaise certain dans la police, elles se déroulent dans un environnement hors norme, sans contrôle ni encadrement -réglementaires : des conditions dont nul autre corps de métier n’aurait pu bénéficier.

Si l’un des slogans les plus entendus est « Citoyens, avec nous ! », force est de constater que la police vit comme un corps à part dans la société française, en marge de la population. L’abandon de la police de proximité et la politique du chiffre décidés en son temps par Nicolas Sarkozy n’ont fait qu’accentuer cette distance.

Certes, c’est la violente attaque au cocktail Molotov de policiers à Viry-Châtillon (Essonne) qui a été à l’origine des actuelles mobilisations. Mais les tensions entre police et population ne sont pas une nouveauté. De nombreux chercheurs soulignent en effet cette exception française. Une récente enquête mesurant le niveau de confiance des citoyens vis-à-vis de leur police dans 22 pays d’Europe occidentale donne la France… à la 22e place ! En 2014, une longue étude dirigée par trois chercheurs britanniques a été menée auprès de 52 000 personnes sur les forces de l’ordre des États membres du Conseil de l’Europe (de l’Islande à la Russie). La police française se place au même niveau que celles d’Europe centrale ou orientale, peu réputées pour être des modèles de moralité démocratique et d’équité. Quant aux comportements racistes ou arbitraires, la police française connaît des indices parmi les plus élevés [^1].

Un fâcheux précédent

Le 23 octobre 2001, 8 000 officiers, commissaires et gardiens de la paix manifestaient à Créteil. Avec le sentiment d’appartenir à « une police pauvre », d’exercer un « métier dévalorisé », mais aussi en protestant contre la justice et les « lois laxistes », ils contribuent à mettre la sécurité au cœur de la campagne présidentielle de 2002. À l’origine de ce mouvement initié par les syndicats Alliance et Synergie : la mort de deux policiers, tués par un multi­récidiviste le 16 octobre en portant secours à une famille victime d’une bande de « saucissonneurs » dans un pavillon du Plessis-Trévise. Dans les négociations qui s’engagent, les syndicats font monter les enchères et enfler la polémique politique. Le 21 novembre, 10 000 manifestants battent le pavé parisien, autant dans le reste du pays. Le lendemain, ils sont 15 000 dans la capitale. Le 29 novembre, Daniel Vaillant, ministre de l’Intérieur, accorde beaucoup aux policiers, notamment en compensations indemnitaires et en congés. Furieux, les gendarmes, chez qui couvait une autre colère, manifestent à leur tour à partir du 3 décembre, avec leurs véhicules de service, toutes sirènes hurlantes. À Montpellier, Marseille, Amiens, Rennes, Saint-Étienne… Le 7, ils sont 200 à traverser ainsi Paris, mais 15 000 en province. Le gouvernement cède sans les sanctionner.

Le directeur national de la gendarmerie, Pierre Steinmetz, qui a laissé l’incendie se développer, rejoindra à Matignon Jean-Pierre ­Raffarin, comme directeur de cabinet, juste après la défaite de Lionel Jospin.

Ces données scientifiques traduisent pour une grande part les relations tendues entre la police et les habitants de certains quartiers défavorisés, où la délinquance est très présente mais où l’arrivée des forces dites de l’ordre provoque défiance, rancœur et agressivité de part et d’autre.

Si, aujourd’hui, le mouvement des policiers, en majorité « de base », traduit un réel ras-le-bol de ces fonctionnaires souvent mal payés, travaillant dans des conditions et un environnement délétères, on sait aussi que nombre d’entre eux peuvent adopter des comportements abusifs dans leurs missions au quotidien, comme on a pu le voir lors des manifestations contre la loi travail, par exemple. Il n’est pas impossible, d’ailleurs, que les deux éléments soient liés : les mauvaises conditions de travail augmentant l’agressivité tout en renforçant la tendance à se croire intouchables.

Mais ce mouvement n’arrive sans doute pas aujourd’hui complètement par hasard. Fabien Jobard [^2], sociologue au CNRS et au Centre Marc-Bloch (CMB), spécialiste des questions policières, souligne que, « quand les jours de récupération ne peuvent être pris, quand l’épuisement est général après un grand nombre d’heures supplémentaires, il n’est pas étonnant que la mobilisation s’enclenche et s’étende. Mais, à la veille d’une campagne présidentielle, les fonctionnaires de police (comme d’autres) savent aussi que la période est propice pour faire entendre des revendications ». On doit ainsi s’interroger sur la possible influence de l’extrême droite sur ce mouvement qui refuse toute médiation syndicale (voir reportage p. 6) et qui, dans les manifestations parisiennes, a laissé s’improviser porte-parole devant les médias un ancien « flic de base » devenu vigile, ancien candidat sur la liste Front national aux municipales à Paris en 2014.

En règle générale, les mouvements sociaux, en particulier de fonctionnaires, sont bien organisés ou relayés par les syndicats : ceux-ci sont cette fois absents. Or, la police est l’une des professions aux taux de syndicalisation les plus élevés de France, avoisinant les 80 %. Pour autant, cette défiance vis-à-vis des organisations syndicales n’étonne pas Fabien Jobard : « Il y a une forte présomption d’inefficacité et surtout de collusion des -syndicats les plus importants avec les pouvoirs politiques et les directions du ministère de l’Intérieur. Car, dans la police, la “maison” est cogérée avec les grands syndicats, qui, en pratique, ont la haute main sur les mutations, les avancements, primes et autres avantages. » Des syndicats qui sont en position de quasi–dirigeants de l’administration, et dans un rapport plutôt clientéliste avec la base.

« Le ministère a délégué aux grands syndicats le déroulement des carrières, en échange de la paix sociale », explique Alexandre Langlois, secrétaire général de la CGT-Police. Avec ses 3,39 % aux élections professionnelles, le syndicat ne participe pas à cette cogestion et n’est pas vraiment en odeur de sainteté place Beauvau. Unsa-Police, Unité Police-SGP-Force ouvrière, Alliance et Synergie (affiliées à la CFE-CGC) et la CFDT sont les quatre grandes organisations qui siègent dans les commissions dites paritaires. « Beaucoup de collègues se syndiquent pour bénéficier des postes et avantages que va leur allouer l’organisation à laquelle ils ont adhéré », souligne le responsable CGT. Il se dit même que certains fonctionnaires seraient adhérents de plusieurs syndicats, au cas où…

En outre, la plupart des policiers témoignent d’une grande violence dans la gestion des rapports sociaux au sein de la « maison ». Sans doute en lien avec une culture quasi-militaire, les sanctions tombent vite sur quiconque tente de soutenir un collègue ou demande la simple application d’un droit.

Au-delà de cette défiance syndicale, les revendications des policiers mêlent souvent des demandes corporatistes, des accusations à l’encontre d’une justice jugée trop « laxiste » et la volonté de voir étendus les droits particuliers associés à leur fonction.

Les critiques envers la justice, qui relâcherait les délinquants que la police s’échine à interpeller, paraissent disproportionnées lorsqu’on sait que le nombre de détenus a -augmenté de 20 % en vingt ans dans les prisons françaises. Et que les peines prononcées pour les mêmes délits sont toujours plus lourdes. Ainsi, la France est régulièrement épinglée pour sa pratique trop fréquente de la détention préventive. Enfin, les policiers oublient de dire que la justice est très souvent bien disposée à leur égard lorsqu’il s’agit de juger une « bavure ». Combien de non-lieux, de relaxes ou de condamnations avec sursis pour des actes graves, ne cesse-t-on de constater lorsque des policiers poursuivis ressortent des tribunaux.

Une autre revendication entendue durant les mobilisations porte sur l’encadrement légal de la légitime défense des policiers faisant usage de leur arme, auquel il faudrait apporter plus de souplesse. Une demande ancienne de l’extrême droite, qu’il faut d’ailleurs mettre en regard avec les faibles condamnations de fonctionnaires de police déjà évoquées. Jean-Marc Falcone, le directeur général de la police nationale, très critiqué, voire attaqué, dans les manifestations nocturnes, a accueilli cette revendication par une fin de non-recevoir.

Cette demande renvoie aussi à l’image et à la culture policières véhiculées depuis des années par les élites politiques et de nombreux médias. « Le fonctionnaire de police est présenté comme une sorte de héros des temps modernes, viril et armé, dernier rempart face à une société en train de s’effondrer. Et cette culture a, sans aucun doute, pénétré l’imaginaire des policiers eux-mêmes », note Fabien Jobard.

La distance entre police et population avait pourtant semblé se réduire au lendemain de l’attentat à Charlie Hebdo, lors de la grande manifestation du 11 janvier 2015. Mais ce rapprochement n’a été que de courte durée. À plus long terme, l’abandon des tâches privilégiant la médiation et la prévention auprès de la population, remplacées par des missions de maintien de l’ordre, a mené très souvent dans les faits à une confrontation avec la population, tout particulièrement les habitants des quartiers. « La politique du chiffre et la diminution du nombre de fonctionnaires censés répondre aux demandes de la population, car affectés au maintien de l’ordre, se sont ajoutées à l’arrêt de la police de proximité. Or, quand les policiers connaissent les gens dans les quartiers, les affrontements sont bien plus vite désamorcés », regrette à son tour Alexandre Langlois.

C’est bien ce problème de culture qui est visible jusque dans les cortèges nocturnes de policiers qui ne cachent pas le fait d’être armés, et sans aucune autorité pour leur faire face. « La police à l’étranger, dans les pays démocratiques, pointe Fabien Jobard, en particulier en Scandinavie, en Allemagne ou aux Pays-Bas, fait d’abord de la prévention et est là pour désamorcer les conflits. On est bien en France dans une impasse doctrinale et culturelle ! »

[^1] « La Légitimité de la police. Conclusions de l’enquête sociale européenne », Mike Hough, Ben Bradford et Jonathan Jackson, Les Cahiers de la sécurité et de la justice, n° 27-28, 2014. Consultable sur icpr.org.uk

[^2] Auteur, avec Jean de Maillard, de Sociologie de la police. Politiques, organisations, réformes (Armand Colin, 2015).

Société Police / Justice
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