Prix Renaudot pour Aude Lancelin : contorsions et mauvaise foi dans la presse française…

Comment les journaux mis en cause dans le livre d’Aude Lancelin ont-ils réagi après qu’elle a reçu le Prix Renaudot jeudi ? Beaucoup d’embarras et un peu de mauvaise foi à la une.

Pauline Graulle  • 5 novembre 2016 abonné·es
Prix Renaudot pour Aude Lancelin : contorsions et mauvaise foi dans la presse française…
© De gauche à droite : M. Pigasse, P. Bergé et X. Niel, propriétaires du Monde, L'Obs et Télérama.Photo : THOMAS SAMSON / AFP

Parfois, il n’est pas facile d’être journaliste pour la presse « dominante ». D’aucuns ont dû avoir un petit coup de chaud, jeudi, quand ils ont découvert que l’essai qui avait gagné le prix Renaudot et sur lequel ils allaient devoir pondre un article n’était autre qu’un brûlot contre… l’actionnaire de leur propre journal.

Le Monde, l’Obs, Télérama (tous trois propriétés du trio Niel, Bergé, Pigasse), mais aussi Libération (propriété de Drahi), avaient jusqu’ici soigneusement passé sous silence la parution, le 12 octobre, aux éditions Les Liens qui Libèrent, du Monde Libre d’Aude Lancelin. Et pour cause : l’ex numéro 2 de l’Obs (lire son portrait ici) y dénonce une presse française minée par les connivences entre pouvoirs médiatiques, économiques et politiques. Dénonciation de ce qu’est devenu l’Obs, bien sûr, d’où elle a été virée sans ménagement pour ses opinions politiques jugées trop à gauche. Mais aussi de ce qu’est devenu le reste d’une presse « de gauche » mal en point, qui s’est vendue à quelques milliardaires du CAC 40…

Contraints et forcés de traiter l’actu des prix littéraires de novembre, ces journaux ont donc usé de quelques contorsions – et d’un peu de mauvaise foi – pour traiter de l’attribution du Renaudot 2016 (catégorie « essai ») en évitant de froisser leurs patrons…

Embarras

Oubli opportun ou vrai acte manqué ? Le Monde a publié un court papier où n’est même pas mentionné Xavier Niel (actionnaire commun du Monde et de l’Obs), pourtant personnage clef de l’histoire d’Aude Lancelin. Le journaliste médias entreprend ensuite une descente en flèche de l’ouvrage, qu’il considère n’être qu’un « _violent […] règlement de comptes », un « tableau sans nuance [de la presse] » qui présente une « vision crépusculaire qu’on peut ne pas vouloir partager, tant elle semble à son tour habitée de nostalgie et d’un sentiment d’inéluctable déclin ». À lire ses papiers sur la couverture du conflit à iTélé par exemple, on aurait pourtant juré qu’il pensait comme elle…

À Libération, on a, là aussi, opté pour le service minimum alors que, quelques mois plus tôt, le quotidien soutenait pourtant sans ambiguïté la journaliste (lire ici). Il faut dire que l’indéboulonnable directeur (qui a officié quelques années au Nouvel Obs), Laurent Joffrin, est passé à la moulinette du _Monde libre où il est accusé d’être l’un des principaux responsables de la déliquescence idéologique et éditoriale de la presse « de gauche »… Dans un papier publié la veille de la remise du Renaudot, Libé estime que l’ouvrage est empreint d’« une bonne dose de naïveté : Aude Lancelin, qui a travaillé à l’Obs de 2000 à 2011 avant d’y revenir en 2014 comme directrice adjointe, découvre-t-elle seulement que ce journal est depuis toujours parfaitement social-démocrate ? » Mais était-ce vraiment ça le problème ?

L’ingrate !

Jeudi, tous les regards étaient évidemment tournés vers l’Obs. À l’annonce des vainqueurs, l’hebdo s’est d’abord contenté d’une dépêche de quelques lignes dont les airs faussement badins cachaient mal un terrible embarras : « _La sélection du Renaudot essai témoignait d’un intérêt passionné du jury pour notre journal, faisait pathétiquement mine de se réjouir l’hebdo. On y trouvait à la fois une biographie pleine d’empathie de son cofondateur Claude Perdriel ; les souvenirs de François Cérésa, ancienne plume du Nouvel Observateur, qui tout en évoquant son père rendait aussi hommage à l’autre cofondateur de notre magazine, Jean Daniel ; et enfin un essai d’Aude Lancelin qui, après avoir été licenciée de l’Obs au printemps dernier, dit ce qu’elle a sur le cœur dans le Monde libre et mène une réflexion sans concession sur l’état de la presse française aujourd’hui ». Puis de préciser, vachard, que son livre l’avait « emporté, au dixième tour de scrutin ».

Au lieu de faire commenter l’attribution du prix par un journaliste spécialisé, l’hebdo a ensuite laissé répondre le premier concerné – donc le moins objectif -, son cofondateur, Jean Daniel. À l’arrivée, une tribune alambiquée dont la cruauté et le paternalisme resteront sans doute dans les annales. L’ex employeur d’Aude Lancelin y estime qu’elle ne répandrait que « _calomnies », « hargne » et « médisances » sur son journal alors qu’« auprès de nous [à l’Obs, où elle est entrée à 26 ans, NDLR] elle a tout eu : une place convoitée, une ascension hors du commun et une liberté que lui enviaient nombre de ses confrères sur place et à l’extérieur ». Peut-être l’ingrate y était-elle, un peu, pour quelque chose ?

Plus incroyable encore, pour finir, la réaction de Pierre Bergé (l’un des trois actionnaires du groupe Le Monde), qui a cru bon de se mêler personnellement de l’affaire : « Aude Lancelin obtient le Renaudot catégorie essai. Je l’aurais plutôt vu catégorie roman car ce qu’elle raconte est contraire à la vérité », a-t-il twitté jeudi soir, comme un aveu de sa connaissance un peu trop pointue des histoires internes au journal. À croire qu’ Aude Lancelin n’avait pas tout à fait tort.

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