« Vous m’arrêtez ? Je recommencerai »

En dépit de l’abrogation du délit de solidarité en 2012, des militants et de simples citoyens sont toujours poursuivis pour avoir aidé des sans-papiers. Trois d’entre eux témoignent.

Vanina Delmas  • 30 novembre 2016 abonné·es
« Vous m’arrêtez ? Je recommencerai »
© Photo : VALERY HACHE/AFP

En vigueur depuis 1945, le délit de solidarité semblait appartenir à une autre époque. Médiatisé en 2009 grâce au film Welcome, de Philippe Lioret, il est supprimé en 2012 afin de ne traquer que les passeurs. Dans la réalité, c’est un flou juridique qui s’installe.

La loi précise que « toute personne -physique ou morale sans but lucratif qui porte assistance à un étranger, lorsque cette aide n’a d’autre objectif que d’assurer des conditions de vie dignes à l’étranger », échappera aux cinq ans d’emprisonnement et à l’amende de 30 000 euros. Une « immunité humanitaire » plaidée par de nombreux avocats, obligés de prouver la bonne foi de leur client. Pour y avoir droit, il faut remplir tous les critères : aucune contrepartie, préserver la dignité ou l’intégrité physique de la personne, fournir seulement des prestations de restauration, d’hébergement, de soins médicaux ou de conseils juridiques. Mais le cumul de ces éléments tend vers des interprétations législatives approximatives, profitant peu souvent aux gestes solidaires.

Ainsi, mercredi 23 novembre, Pierre-Alain Mannoni était jugé pour avoir pris trois -Érythréennes en stop. Professeur à l’université Nice Sophia-Antipolis et chercheur au CNRS, il n’appartient à aucune association. Le procureur de la République de Nice a requis « un sévère avertissement » de six mois de prison avec sursis. Le jugement a été mis en délibéré au 6 janvier 2017, tandis que d’autres procès doivent se tenir pour les mêmes preuves d’humanité.

Cédric Herrou, membre de l’association Roya citoyenne

« Dans la vallée de la Roya, près de la frontière italienne, nous voyons arriver beaucoup de migrants depuis près de deux ans. Je me suis renseigné sur les raisons de leur présence, je ne savais même pas où était l’Érythrée. Les gens traversent la frontière chez nous et veulent rejoindre la gare la plus proche. Je les prends donc en stop, comme je le fais pour n’importe qui.

Un jour, je me suis rendu à Vintimille pour voir comment on gérait l’accueil des mineurs, des adultes, des familles, et discuter avec les migrants. J’ai pris conscience du danger encouru lorsqu’ils tentent de passer la frontière par les autoroutes ou les voies ferrées, et j’ai décidé de leur apporter mon aide. ll y a peu, j’ai aidé une femme, accompagnée de sa fille de 2 ans, à retrouver son mari et son nouveau-né. Ils avaient été séparés lors du passage de la frontière. Je les ai conduites à Marseille pour réunir la famille. Notre but est de les sortir du département des Alpes–Maritimes, dont la politique consiste seulement à les remettre à la Police aux frontières (PAF) et à les renvoyer en Italie.

Le 13 août, je conduisais une famille érythréenne de Vintimille jusque chez moi quand je me suis fait arrêter. J’ai fait 48 heures de garde à vue, mais il n’y a pas eu de suites grâce à l’immunité humanitaire prévue par la loi. Après cela, je me suis rapproché de l’association Roya citoyenne qui faisait déjà des maraudes. Nous avons acheté un minibus de neuf places pour continuer nos actions.

Au fil des mois, beaucoup d’adultes arrivaient d’eux-mêmes chez moi. J’ai voulu arrêter car j’ai réalisé être un peu responsable de cet “appel d’air”. Il y avait trop de monde, alors nous avons monté un collectif et ouvert un squat dans un local désaffecté de la SNCF, à Saint-Dalmas-de-Tende. Nous y sommes entrés le lundi 17 octobre et avons été évacués dès le jeudi. Les gendarmes m’ont alors arrêté une seconde fois : ils me reprochaient d’avoir voulu créer une résidence dans un local privé et d’avoir fait passer la frontière à des migrants. Sur ce dernier point, personne ne m’a pris en flagrant délit : ils se basaient sur des reportages et un article du New York Times. Cette fois, on m’a mis sous contrôle judiciaire avec interdiction d’utiliser un véhicule à moteur et de sortir du département, et obligation de pointer une fois par semaine à la gendarmerie. Lors de ma convocation au tribunal, le 23 novembre – en même temps que Pierre-Alain Mannoni –, j’ai réussi à négocier le contrôle judiciaire en expliquant que je suis agriculteur et que j’ai besoin de me déplacer. Mon procès aura finalement lieu le 4 janvier 2017.

J’étais conscient d’être dans l’illégalité et c’est pour cela que j’ai voulu tout médiatiser. J’agis en toute transparence : je déclare les mineurs que j’héberge à l’Aide sociale à l’enfance (ASE), mais ils sont incapables de prendre en charge dix enfants ! Je n’ai jamais été engagé politiquement, je vote blanc la -plupart du temps, je suis seulement un paysan, un citoyen lambda dégoûté de la politique, et je ne supporte pas les propos d’Éric Ciotti, président du conseil départemental des Alpes-Maritimes, nous accusant d’être des activistes d’extrême gauche et d’utiliser les migrants à des fins politiques. Nous sommes confrontés au quotidien à ces personnes en détresse. Pour nous, ce n’est pas juste un dossier “Migrants” qu’on referme le soir. »

Hubert Jourdan, coordinateur de l’association Habitat et Citoyenneté

« J’ai travaillé pendant dix ans dans des camps de réfugiés d’ONG à l’étranger. Alors, en voyant toutes ces personnes ayant traversé tant d’épreuves, j’ai été particulièrement touché. Le but essentiel de l’association -Habitat et Citoyenneté, c’est l’autonomie par l’accès aux droits. La plupart des primo-arrivants ne veulent pas rester dans la région et savent où aller. Les autres, nous les accueillons le temps qu’ils réfléchissent à la suite, puis nous essayons de faciliter leur voyage. Aujourd’hui, les personnes qui font leur demande d’asile à Nice ne sont même plus hébergées le temps des démarches. Des Tchétchènes présents depuis plusieurs années n’ont toujours pas de titre de séjour et dorment encore dans des squats. Nous sommes un peu la dernière solution. Comment rester impassibles ?

J’ai subi deux gardes à vue. Ma collègue Francesca, trois. On commence à s’habituer aux cellules. En septembre 2016, l’une des femmes hébergées chez moi a fait un malaise. Les pompiers ne l’ont pas secourue… mais ont contacté la police pour leur dire qu’il y avait beaucoup de monde dans cette maison. Le lendemain, vingt-cinq gendarmes ont débarqué chez moi et ont emmené neuf de mes invités, ceux qui dormaient encore. On m’a mis en garde à vue pendant six heures pour aide au séjour et pour avoir soumis des personnes vulnérables à un hébergement indigne. C’était le pompon ! Je leur ai dit : “Vous m’arrêtez mais il y a encore plein de migrants et de réfugiés à la maison, et il y en aura encore plein demain !”

Je suis resté quatre jours sans nouvelles de mes hôtes embarqués par la police. Quand ils m’ont appelé, ils étaient dans le sud de l’Italie. Trois semaines plus tard, ils revenaient à la maison. Les femmes m’ont raconté comment elles avaient été traitées : elles ont dû nettoyer les toilettes de la PAF. Et les policiers ont retiré leurs cartes d’identité aux Érythréennes.

Ma deuxième arrestation a eu lieu le 19 novembre, alors que je transportais une personne dans ma voiture. J’ai passé la nuit au commissariat… et c’est tout. Je ne sais pas qui décide, pourquoi moi je ne suis pas poursuivi alors que ma collègue passe au tribunal le 4 avril 2017. Prendre des risques, même devant la justice, ne me dérange pas. C’est le seul moyen de se faire entendre ! »

Claire Marsol, universitaire à la faculté de sciences de Nice, retraitée

« Le 13 juillet 2015, j’ai accompagné deux personnes d’origine érythréenne de la gare de Nice jusqu’à celle d’Antibes. Il y avait un mineur. Éconduit par la police aux frontières, il errait sur le quai en demandant “Paris”. L’autre était une jeune femme munie d’un billet, mais je savais qu’elle ne pourrait pas monter dans le train. À la gare d’Antibes, je suis restée avec eux sur le quai : nous avons été interpellés tous les trois par la police.

Je suis restée 24 heures en garde à vue, et une perquisition a été effectuée à mon domicile. Le motif de mon arrestation : “Avoir facilité par aide directe ou indirecte l’entrée irrégulière, la circulation irrégulière, le séjour irrégulier de deux étrangers en France […] afin de les soustraire aux contrôles de police.” C’est la seule chose qui compte pour eux !

Lors de mon procès, le 18 décembre 2015, au tribunal de Grasse, j’ai affirmé que c’était une question d’humanité, et que le principe d’hospitalité conditionne la morale des sociétés humaines libres depuis la nuit des temps. Mais il n’y a pas eu de discussion. On m’a poussée à dire que, si j’avais pris ces personnes en charge, ce n’était pas pour les conduire à la police. C’est évident ! Idem en appel, idem pour tous les autres procès. Ils veulent seulement appliquer la loi à la lettre, sans appréciation, c’est un QCM ! J’ai été condamnée à 1 500 euros d’amende, mais j’ai fait appel. La réponse doit tomber le 2 décembre 2016.

Je suis bénévole à Habitat et Citoyenneté depuis des années, et je me souviens avoir rencontré des Tchétchènes et des Érythréens qui dormaient sous le pont du Paillon, à Nice, en décembre 2009. Je suis solidaire depuis longtemps tout en ayant conscience que mes actions peuvent être sanctionnées. J’héberge de temps en temps des migrants chez moi, mais c’était la première fois que je conduisais des personnes à la gare. Pour moi, la première fois a été la bonne ! Je suis en sursis, mais cela ne m’empêche pas de continuer à les aider. Il suffit de changer nos méthodes et d’être plus discrets. On joue au chat et à la souris avec la police. »

Société
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