Justice : Puissant ou misérable…

Si les magistrats jugent en droit, des réflexes de classe peuvent orienter leurs décisions, à l’image du fonctionnement global de la société.

Olivier Doubre  • 25 janvier 2017 abonné·es
Justice : Puissant ou misérable…
© Photo : GERARD JULIEN/AFP

Le 23 novembre 2016, Bagui et Youssouf Traoré tentent d’assister au conseil municipal de Beaumont-sur-Oise (95), commune où, en juillet, leur frère Adama a trouvé la mort au commissariat, a priori étouffé sous deux gendarmes. Les policiers municipaux les empêchent d’entrer, la tension monte : les deux jeunes hommes sont interpellés et promptement placés en détention provisoire. Trois longues semaines, en attendant leur procès.

Alors que leur sœur, Assa Traoré, devenue porte-parole de la famille après le décès de son frère, dénonce « les mensonges » répétés de la maire (UDI) de la ville, mais aussi du procureur de Pontoise (à tel point que son avocat a obtenu le dépaysement du procès d’Adama au TGI de Paris), les juges du chef-lieu du Val-d’Oise condamnent Bagui et Youssouf à huit et trois mois de prison ferme – auxquels s’ajoutent 7 390 euros d’intérêts civils.

Même si certains de leurs accusateurs en uniforme se sont dits incapables de reconnaître leurs agresseurs, au sein de la mêlée devant la mairie, les magistrats justifient ainsi leur verdict : le comportement des deux prévenus « démontre un affranchissement des lois de la République et le mépris de l’autorité de ceux qui sont là pour les faire respecter […]_. Dans ces conditions, seule une peine de prison d’un quantum significatif sera de nature à faire prendre conscience de cette gravité et à rétablir, par son caractère exemplaire, l’autorité des forces de l’ordre »_… Pour l’exemple, donc !

Ces derniers mois, les manifestations d’extrême sévérité de la justice se sont multipliées contre des militants, des syndicalistes, des médecins du travail, des personnes en grande précarité ou d’autres citoyens. Lors des manifestations contre la loi travail, des militants arrêtés ont aussi connu la rigueur de décisions de justice ou, quand ils n’étaient pas condamnés, vu le parquet faire appel. De même, le 9 janvier, la relaxe de Pierre-Alain Mannoni, chercheur au CNRS, motivée par le fait qu’il n’avait fait que « préserver la dignité » des trois réfugiées qu’il avait transportées en voiture dans la vallée de la Roya, près de la frontière italienne, le 17 octobre dernier, a été frappée d’appel par le parquet.

Au XVIIe siècle, Jean de La Fontaine écrivait dans l’une de ses fables : « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. » Les choses ont-elles vraiment changé ? Peut-on parler d’une justice de classe ? Ou à deux vitesses, selon la condition sociale des prévenus ? Si les juges statuent d’abord en droit, la « personnalité » des prévenus, comme le prévoit le code de procédure pénale, est prise en compte dans les décisions, ce qui entraîne la multiplication de décisions sévères, souvent d’incarcération, pour les déshérités amenés devant la justice.

À l’inverse, les cas de relative clémence en faveur d’accusés en col blanc ne cessent d’alimenter la chronique judiciaire. Le 9 décembre dernier, Jérôme Cahuzac, poursuivi pour des centaines de milliers d’euros de fraude fiscale, se voyait condamné à trois ans de prison ferme « sans aménagement de peine ». Sauf que l’ancien ministre du Budget n’était aucunement soumis à un mandat de dépôt, ressortant libre de l’audience, puisque ses conseils venaient de faire appel – et donc de repousser de plusieurs années une possible incarcération…

Dix jours plus tard, le 19 décembre, l’ancienne ministre de l’Économie Christine Lagarde était elle aussi reconnue coupable par la Cour de justice de la République (CJR) de « négligence » dans l’affaire Tapie contre le Crédit lyonnais, n’ayant pas fait appel de la décision arbitrale plus que clémente à l’égard de l’homme d’affaires, qui, in fine, fut « indemnisé » de plus de 400 millions d’euros – dont 45 millions au titre du « préjudice moral » ! Sûre de son fait, ou certainement de la compréhension des magistrats et des membres de la CJR, la potentielle condamnée s’est même permis de quitter la France la veille du verdict. Un verdict très particulier – et rare – puisque, coupable, elle fut… « dispensée de peine ».

Une population carcérale toujours croissante

Au 1er août 2016, les prisons françaises comptaient 68 819 détenus (19 297 prévenus et 49 522 condamnés), pour une capacité totale de 58 561 places. Soit un taux d’occupation de 117,5 %. Une situation dramatique à laquelle le ministre de la Justice, Jean-Jacques Urvoas, n’entend répondre que par l’accroissement du nombre de cellules. La construction de nouvelles places de prison n’est pas une idée nouvelle. Depuis 1990, la capacité du parc pénitentiaire français a augmenté de 60 %, soit 22 000 places supplémentaires en vingt-six ans. Autant d’investissements qui n’ont jamais réussi à régler le problème de la surpopulation carcérale. Et pour cause : plus on construit, plus on enferme.

De fait, en 2009, la population carcérale s’élevait à 62 181 détenus, dont 15 963 prévenus et 46 218 condamnés. Trois ans plus tard, on en ­comptait 5 000 de plus (17 027 prévenus et 50 134 condamnés). Une augmentation constante qui révèle combien les alternatives à la détention ne sont pas prises en compte. Qu’il s’agisse du bracelet électronique ou de la contrainte pénale. Ainsi, pour la seule année 2014, 122 805 peines d’emprisonnement ferme ont été prononcées, contre seulement 1 076 contraintes pénales entre 2014 et 2015.

Jean-Claude Renard

Autre exemple de clémence envers des puissants : l’affaire Wildenstein, du nom de cette grande famille de marchands d’art, dont la succession, objet de litiges entre héritiers et portée devant la justice, a révélé une fraude fiscale décrite par le parquet national financier comme « la plus lourde et la plus sophistiquée » de la Ve République, estimée à plusieurs milliards d’euros. Or, les Wildenstein ont été tout simplement relaxés, du fait de problèmes de qualification juridique des faits. Rien que pour quelques milliards…

Il ne s’agit toutefois pas de présenter la justice française contemporaine comme agissant de manière systématiquement discriminatoire, ni encore moins arbitraire. Les magistrats jugent en droit et motivent leurs décisions. Même si l’on peut légitimement s’interroger sur une tendance des prétoires à exercer une justice de classe ou à deux vitesses, les mécanismes sont plus subtils. Car, si le système fonctionne avec sa part de subjectivité, il demeure, quoi qu’on puisse en préjuger, respectueux de l’égalité devant les règles de droit et fort de sa rationalité intrinsèque.

Ceci posé, force est de constater que les origines sociales (pour ne pas dire géographiques) des prévenus ne sont pas indifférentes dans l’appréciation des faits et des intentions de la part des magistrats. Après des mois passés à suivre des policiers dans les quartiers populaires, puis dans les prisons françaises, le sociologue et anthropologue Didier Fassin ne peut que constater « les spectaculaires disparités observées dans la représentation des classes sociales ou des origines ethnoraciales dans les tribunaux ou les prisons ». Au fil de son enquête, le chercheur observe que « plus le système pénal est sévère, plus il est injuste » !

Durant les années 2000, concernant les seules infractions à la législation sur les stupéfiants (ILS), pour lesquelles les peines encourues n’ont cessé d’être aggravées, « les condamnations ont doublé ». Pire, « celles pour usage simple ont triplé, tandis que les condamnations pour infractions à la législation économique et financière déclinaient d’un cinquième » [1]. Or, un condamné à de la prison ferme sur huit en France l’est pour une ILS, dont un quart pour usage simple, alors que la France se place dans le peloton de tête des pays européens ayant une proportion élevée d’usagers…

Aussi, note Didier Fassin, « en visant massivement une pratique ordinaire – qui a 17 millions d’expérimentateurs, dont près d’un million et demi d’usagers réguliers –, les pouvoirs publics s’autorisent en même temps à cibler sa répression sur certaines catégories de la population, car on ne peut évidemment pas arrêter tous les consommateurs ». Et de souligner que, si la consommation touche de manière égale toutes les classes sociales, en étant même légèrement plus importante dans les classes moyennes, « le travail policier se concentre sur les quartiers et les milieux populaires »

Toutes les affaires pénales ne concernent pas les ILS, cependant, même si leur proportion n’a fait qu’augmenter massivement ces dernières décennies. Peut-on alors considérer que la justice condamne en plus grand nombre, plus systématiquement et plus sévèrement les personnes issues de milieux défavorisées ? À partir des chiffres de l’administration pénitentiaire publiés en 2015, il ressort que 43,4 % des détenus n’avaient aucun diplôme ; 76,2 % ne dépassaient pas le CAP ; 22 % avaient échoué au bilan de lecture proposé à l’entrée en prison et 10 % étaient « en situation d’illettrisme ». En 2011, plus de 7 % se déclaraient SDF, et un peu moins de 50 % disposaient d’un emploi avant leur incarcération. Enfin, selon des données remontant au début des années 2000, « 31,2 % présentaient un abus/dépendance à l’alcool, 37,9 % à une autre drogue, et 21,4 % étaient qualifiés de psychotiques » [2]…

En droit pénal français, la sanction doit se fonder prioritairement, outre sur les textes de lois et la jurisprudence, sur des critères pénaux (nature des faits, casier judiciaire, etc.), mais aussi sur le principe d’individualisation, qui invite les magistrats à tenir compte des éléments dits de personnalité de l’accusé, dont sa situation matérielle, familiale et sociale [3]. En dépit des fréquents réflexes de classe de nombreux magistrats, les grands principes du droit priment cependant. Ainsi faut-il noter que le parquet a fait appel de la décision de relaxe des héritiers Wildenstein. Et un syndicaliste membre du service d’ordre de la CGT, poursuivi pour violences présumées en fin de manifestation contre la loi travail car en possession de « matériel de protection » (des casques et des bombes lacrymogènes), a bénéficié d’une dispense de peine.

En fait, la justice semble fonctionner comme l’ensemble de la société. Où les puissants et les possédants restent les maîtres du jeu, en dépit des grands principes en vigueur depuis 1789. Responsable de la commission pénale du Syndicat des avocats de France, Émeline Giordano officie au barreau d’Aix-en-Provence et, une bonne partie de son temps, à l’aide juridictionnelle (AJ). Elle assiste des personnes interpellées, en garde à vue, auprès desquelles elle est commise d’office. Un environnement dur : « travailler à l’AJ, c’est de l’abattage, en plus d’être très mal payé ! », reconnaît-elle sans ambages. Elle note ainsi « les différences de langage et d’habitus, montrant les divers modes de vie de chacun, que les magistrats n’arrivent pas à comprendre – et parfois les avocats non plus ! » Or, « il faut bien le dire : selon les origines sociales, il existe un traitement différencié à tous les stades de la chaîne pénale ».

La jeune avocate se souvient ainsi de son premier stage en cabinet dans la commune où elle est née et a grandi : « Je connaissais bien la ville et je n’en revenais pas : tous les prévenus, tous délits confondus, venaient du même quartier ! » Et d’ajouter, sans agressivité : « Malheureusement, dire qu’il y a une justice de classe n’est pas totalement faux. Non pas au sens marxiste du terme, mais tous ceux qui partent avec un “handicap social” et peuvent tomber sous le coup de condamnations sont ensuite pris dans un engrenage dont il est difficile de sortir. On entre parfois en prison par accident, mais on en ressort trop souvent délinquant. Et, derrière les barreaux, il n’y a peut-être que 5 % ou 10 % de grands criminels ; tout le reste, c’est de la petite délinquance, mais que la prison va aggraver, va ancrer… »

Après une longue journée à assister, l’un après l’autre, des gardés à vue, plutôt fatiguée, Émeline Giordano reconnaît : « À part dans les affaires de délits routiers, où la mixité sociale est un peu plus grande, c’est très rare, c’est même exceptionnel, de voir des cols blancs en garde à vue… »

[1] Voir ci-contre. L’auteur souligne que 90 % des arrestations pour usage simple concernent le cannabis (deux fois plus que pour trafic).

[2] Cf. « La décision judiciaire : jugements pénaux ou jugements sociaux ? », Virginie Gautron et Jean-Noël Retière, revue Mouvements, n° 88, 2016, La Découverte.

[3] Ibid.

Retrouvez l’intégralité de notre dossier « Existe-t-il une justice de classe ? » ici.

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