Mineurs isolés étrangers : « On considère qu’à 18 ans et demi on n’a plus besoin d’être protégé »

Ancienne éducatrice, Rozenn Le Berre alerte sur les effets pervers du système d’évaluation qui conditionne la prise en charge des mineurs isolés étrangers.

Ingrid Merckx  • 1 février 2017 abonné·es
Mineurs isolés étrangers : « On considère qu’à 18 ans et demi on n’a plus besoin d’être protégé »
© Photo : Armelle Le Berre

Il vient de descendre du pick-up, en plein désert. « Souley ouvre discrètement la fente intérieure de sa ceinture et vérifie pour la énième fois que son acte de naissance s’y trouve. Ce petit papier plié, entouré par un morceau de sac plastique retenu par un élastique, est la chose la plus importante qu’il possède. Sans ce papier, les Blancs ne voudront pas le croire quand il dira qu’il a 16 ans. » Le périple de cet enfant pour arriver jusqu’au bureau de Rozenn Le Berre, quand elle était éducatrice dans une association délégataire pour l’accueil des mineurs isolés, est une aventure saisissante. Comme d’ailleurs toutes les histoires de ces enfants qui entrecoupent le récit au long cours de Souley. Dans De rêves et de papiers, Rozenn Le Berre donne un nom, un corps, des sentiments, une identité à ceux qu’on nomme « mineurs isolés étrangers »(MIE) ou « mineurs non accompagnés » (MNA). Elle dédie ce livre aux travailleurs sociaux qui ont le pouvoir de faire basculer la vie de ceux qui frappent à leur porte.

Dans l’association où vous avez travaillé pendant un an et demi, qui était en charge des évaluations sociales des MIE ?

Rozenn Le Berre : C’étaient les travailleurs sociaux, ce qui leur fait perdre de vue leur mission initiale d’accompagnement. Ils ne sont pas décisionnaires, mais ce sont eux qui recueillent le récit de vie des jeunes. Or, c’est sur la base de ce récit que l’Aide sociale à l’enfance (ASE) décide de la minorité ou non d’un jeune. Ceux n’ayant pu prouver leur minorité sont présumés majeurs, et donc considérés comme des adultes en situation irrégulière. Les travailleurs sociaux participent donc à la décision des autorités, alors que la part de subjectivité est importante : un enfant peut se retrouver protégé ou rejeté uniquement en fonction de la manière dont son récit aura été tourné. Les personnes qui décident voient rarement le jeune et doivent arbitrer à partir de cette matière très fragile. Ce ne sont pas tant les personnes qui sont en cause que le fonctionnement structurel.

À qui appartient la décision de prise en charge d’un MIE ?

En premier lieu, c’est l’ASE. Si elle décide que le jeune n’a pas fait la preuve de sa minorité, celui-ci peut formuler un recours devant le juge, lequel peut prendre une décision contraire. En théorie, la procédure d’évaluation par l’ASE prend cinq jours. Dans mon département, elle durait entre dix jours et un mois minimum. À Paris, cela peut être beaucoup plus long. Et si la décision est négative et que le jeune fait appel, cela peut prendre des mois.

Les cinq premiers jours suivant son arrivée, le jeune doit être mis à l’abri. Mais le dispositif est saturé, donc beaucoup se retrouvent à la rue pendant cette période. À plus forte raison quand ils déposent un recours. Mais, même quand l’ASE rend une décision positive, le placement ou la solution d’hébergement n’interviennent pas immédiatement. Les mineurs sont souvent livrés à eux-mêmes. Des collectifs citoyens s’organisent pour les héberger, mais beaucoup dorment dehors ou sont sans domicile fixe. En outre, aucune structure ne peut répondre aux besoins de ceux qu’on appelle les « mijeurs » : ni mineurs ni majeurs. S’ils disent qu’ils sont mineurs, ils n’ont pas le droit au 115, le Samu social. Mais ils n’ont pas le droit non plus à l’accompagnement prévu pour les mineurs. Et, dans la rue, ils sont exposés à tous les dangers : froid, faim, maladies, mais aussi réseaux de traite, de prostitution…

L’ASE se prononce-t-elle après avoir réalisé une enquête complète ?

Cela dépend du département et des situations : dans certains cas, l’ASE se prononce sur la base du seul rapport d’évaluation sociale – le récit. Quand un doute persiste, le département peut demander un contrôle des papiers -présentés, puis le procureur a la possibilité de réclamer un test osseux. Dans mon département, le recours à ces tests était assez marginal mais, dans d’autres, c’est quasiment systématique. Comme ils sont très contestés, la loi précise que le récit doit demeurer la clé de voûte du diagnostic. Mais c’est tout aussi absurde, car les psychologues et psychothérapeutes montrent que, lorsqu’on a vécu des traumatismes, la mémoire est l’un des premiers pôles affectés. Quelqu’un peut totalement se tromper sur sa propre vie.

Est-ce en raison de l’absurdité de cette procédure que vous avez changé de métier ?

Cela me posait des problèmes éthiques de participer à un système qui opère un tri entre les jeunes et qui considère qu’à 18 ans et demi on n’a plus besoin d’être protégé. Sans compter qu’on finit par s’habituer un peu, malgré soi, à la précarité. Et donc à devenir moins attentif. Le système d’évaluation a aussi des effets pervers. On est dans une telle situation de pouvoir et de domination qu’on peut très vite déraper : influencer des décisions, ne pas prendre le temps dont le jeune aurait besoin pour son récit… On peut très vite passer de la bienveillance à la maltraitance. Mais il y a tout un autre aspect du métier qui est passionnant : accompagner les gamins, les guider pour leurs premiers mois en France, etc. Sur cet aspect, on retrouve le cœur du métier de travailleur social. Le problème, c’est notre position schizophrénique entre contrôle et accompagnement.

Une fois que les jeunes sont pris en charge, où vont-ils ?

Cela dépend des départements. Il existe une disparité immense entre des hôtels meublés sans accompagnement et des foyers de l’enfance avec accompagnement complet. Et la répartition d’un département à l’autre fonctionne mal. Surtout, un jeune déplacé dans un autre département doit parfois recommencer toutes les procédures : diagnostic, tests, etc. On en voit certains déclarés mineurs dans un département et majeurs ailleurs !

Les jeunes arrivés avant 15 ans et pouvant prouver trois ans de prise en charge peuvent demander la nationalité française à 18 ans. Les autres risquent de devenir sans papiers à leur majorité s’ils n’arrivent pas à décrocher un « contrat jeune majeur », qui permet de prolonger la prise en charge. D’où la barre fatidique des 18 ans… Cette différenciation entre les personnes a un effet pervers : on en voit arriver de plus en plus jeunes. Les moins de 12 ans sont placés dans des foyers spécifiques et, dans mon département, on faisait tout pour ne pas séparer les fratries. Mais ce n’est pas toujours le cas. Ceux qui ne sont pas pris en charge sortent des radars. Ce qui signifie qu’une simple décision administrative peut faire basculer d’un placement en foyer à une vie de débrouille.

Avez-vous reçu des jeunes qui avaient été victimes de traite ?

Ceux passés par la Libye ont connu la prison. D’autres ont été enlevés, torturés, exploités, et leurs familles rançonnées. C’est le cas des Érythréens qui passent en Israël, par exemple. Les mineurs isolés sont une main-d’œuvre qui a besoin d’argent et ne peut guère protester. Les filles sont plutôt embarquées dans des réseaux de prostitution. Elles arrivent en avion et doivent rembourser leur dette en travaillant en France. Prisonnières d’un mélange de croyances et de menaces sur leur famille, elles ne peuvent s’échapper. L’Aide sociale à l’enfance les voit rarement.

Quels leviers faudrait-il actionner en -priorité ?

Le minimum serait de respecter la loi et de mettre tous les jeunes à l’abri. Ensuite, la décision concernant la majorité devrait être supprimée : comment prendre une décision si importante sur des critères si peu fiables ? Il faut aussi mieux accueillir les adultes. Dire « j’ai 16 ans » quand on a plus n’est jamais le fruit du hasard. C’est parce qu’on n’a pas trouvé d’autre solution.

Rozenn Le Berre vient de publier De rêves et de papiers. 547 jours avec les mineurs isolés, La Découverte, 240 p., 16 euros.

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