La fronde aux Français

L’Esprit français. Contre-cultures 1969-1989 inventorie avec éclat les formes de la dissidence.

Jérôme Provençal  • 19 avril 2017 abonné·es
La fronde aux Français
© photo : Thierry Ollivier/ADAGP

La (triste) nouvelle a été annoncée début janvier : ouverte en 2004 à proximité de l’Opéra Bastille, et rapidement devenue l’une des places fortes de l’art contemporain à Paris, la Maison rouge fermera ses portes fin 2018. « L’absence de pérennité à long terme de la Maison rouge, la sensation que je ne pourrai pas faire mieux dans les années à venir et le risque de “m’installer” expliquent en grande partie ma décision », précise Antoine de Galbert, collectionneur d’art et fondateur du lieu, dans le communiqué de presse diffusé à cette occasion. Sept expositions restent à venir d’ici à la fermeture, la dernière étant prévue à partir de juin 2018 et devant fort joliment s’intituler L’Envol.

Conçue conjointement par Guillaume Désanges et François Piron, tous deux commissaires d’exposition et critiques d’art, L’Esprit français. Contre-cultures 1969-1989 est la première de ces expositions. Le sous-titre dissipe d’emblée les éventuels malentendus qu’aurait pu susciter la notion d’esprit français – thème plutôt sensible, surtout en période d’élection. L’exposition elle-même ne laisse pas le moindre doute : l’esprit français évoqué – voire invoqué – s’oppose radicalement à l’esprit nauséabond des discours vantant la préférence nationale et le dévouement patriotique.

La monumentale fresque flashy réalisée spécialement pour l’exposition par Kiki Picasso, l’un des membres du détonant collectif graphique Bazooka (qui dézingua notamment les pages de Libération à la fin des années 1970), porte un titre pour le moins explicite : Il n’y a pas de raison de laisser le blanc, le bleu et le rouge à ces cons de français – le dernier mot étant sciemment écrit sans majuscule.

Quant à l’étendard national, on le découvre drôlement bafoué dans Hommage au putain inconnu (1973), une toile/installation de l’iconoclaste Michel Journiac : droites et larges, les trois bandes de couleur sont recouvertes d’un squelette blanc posé sur la toile et des mots Au putain inconnu -inscrits en lettres dorées. Voilà, entre autres exemples, de quoi rendre Marine bien sanguine…

C’est un certain esprit français, plein d’ironie et de truculence, de créativité et d’insolence, qui se manifeste ici avec éclat, dans le sillage direct de Mai 68 – événement charnière dont l’exposition, excédant largement le champ de l’art, invite aussi en filigrane à mesurer l’impact sur la société française des années 1970 et 1980. Sont rassemblés plus de 700 œuvres et documents (livres, journaux, fanzines, affiches, extraits de films, vidéos, archives télévisuelles, tracts , etc.), parmi lesquels des pièces rares telles que ces pages extraites des carnets du groupe Dziga Vertov, fondé par Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin. Ces pages sont présentées au tout début du parcours, à côté d’un condensé chronologique de la période 1969-1989.

Divisée en plusieurs chapitres thématiques (Feu à volonté !, Le Bon Sexe illustré, Danser sur les décombres, etc.), l’exposition se déploie de manière très vivante à travers les différents espaces de la Maison rouge. Au fil du parcours se croisent œuvres, personnalités et lieux emblématiques, témoignant à des degrés divers d’une effervescence libertaire et d’une fièvre contestataire que l’on peine à se représenter aujourd’hui.

Arrivé au sous-sol, lieu par excellence de la culture underground, le visiteur se trouve littéralement happé par Conte cruel de la jeunesse, installation inédite de Claude Lévêque, figure majeure de l’art contemporain français. Sur le sol, constitué de deux zones grillagées aux dimensions identiques, apparaissent les traces d’une fête qui semble avoir été endiablée tandis que de petites enceintes suspendues crachotent Conte cruel de la jeunesse, l’un des hymnes épiques de Bérurier noir, groupe culte du rock alternatif des années 1980. D’une intensité presque magnétique, cette installation offre un concentré superbe de griserie déglinguée et de gueule de bois carabinée. Bal tragique à la Maison rouge : l’esprit français est bien vivant.

L’Esprit français.Contre-cultures 1969-1989, jusqu’au 21 mai à la Maison rouge, Paris XIe, du mercredi au dimanche, de 11 h à 19 h (21 h le jeudi), www.lamaisonrouge.org

Culture
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