La science contre les « faits alternatifs »

Le 22 avril, des milliers de chercheurs défileront dans plus de 50 pays contre les mesures anti-climat du président Trump.

Patrick Piro  • 19 avril 2017 abonné·es
La science contre les « faits alternatifs »
© PHOTO : Rachael Warriner/Citizenside/AFP

D onald Trump efface mes citations ! » Pour Victoria Herrmann, directrice de l’Arctic Institute à Oslo, l’arrivée de Donald Trump à la tête des États-Unis s’est manifestée très concrètement : elle a soudain reçu un flot de messages lui signalant des références obsolètes dans ses articles. Sur les sites gouvernementaux, la nouvelle administration a supprimé l’accès à l’US National Strategy for The Arctic (Stratégie nationale des États-Unis pour l’Arctique), qui publiait notamment des rapports de son institut. À la minute précise où Donald Trump entrait en fonction, le 20 janvier, la page traitant du dérèglement climatique avait disparu du site de la Maison Blanche, relève le site Motherboard.

Opération sauvetage des données

En 2014, le Premier ministre canadien Stephen Harper, grand climato-sceptique, faisait fermer plusieurs centres liés à la recherche climatique. Des centaines de documents ont été détruits dans la foulée. Alors, avec la victoire de Trump, l’alarme a immédiatement retenti aux États-Unis : « Sauvez les données ! » L’opération « Data Rescue » était lancée. Elle consiste à archiver sur des serveurs le plus grand nombre possible de rapports, d’études, de séries de mesures, etc. présents sur des sites gouvernementaux publics.

Détruire des données fédérales est un crime, rappellent les spécialistes. Mais il n’est pas facile de déterminer celles que les autorités ont obligation de mettre à disposition, et rien ne les empêche d’en compliquer fortement l’accès, ce que des observateurs ont déjà constaté. « Nous avons exploré plus de 15 000 sites et, bien souvent, on ne sait pas où il convient de chercher », confirme Margaret Janz, bibliothécaire à l’Université de Pennsylvanie et l’une des initiatrices de Data Rescue. Le sauvetage est organisé sous forme de réunions ouvertes à tous les volontaires – une quarantaine se sont déjà tenues dans tout le pays. Des centaines d’organisations et d’entreprises (dont Amazon !) ont offert des espaces de stockage pour héberger cette gigantesque collecte qu’il se révèle ardu d’automatiser. En dépit d’une mobilisation enthousiasmante, n’ont été sauvés à ce jour que 200 jeux de données complets, principalement issus des trois principales agences impliquées dans la recherche climatique – EPA, NOAA, Nasa. Data Rescue s’attaque aussi aux secteurs du logement, de l’éducation et de la santé, où la recherche est également menacée par les orientations de Trump.

« Il restera à mettre ces données à jour régulièrement, souligne Margaret Janz. L’idéal serait que des bibliothèques universitaires puissent obtenir copie des données des agences gouvernementales, et que celles-ci soient pleinement accessibles au public. »

Victoria Herrmann vient de comprendre que le grand escamotage a commencé. « On nous avertissait depuis fin 2016 : “Sauvez les données, copiez les fichiers de mesures climatiques, archivez la cartographie des grands pollueurs…” [1] » Alors que l’investiture de Trump met près de trois millions de personnes dans les rues pour défendre les droits des femmes, un message posté sur un site de débat appelle les scientifiques « à marcher eux aussi sur Washington ».

L’élan est immédiat, et une « March for Science » est décidée pour le 22 avril, décrété Jour de la Terre depuis la grande manifestation états-unienne de 1970 en défense de l’environnement. La mobilisation enfle à mesure que la nouvelle administration assène ses premières dispositions. C’est un défenseur des énergies fossiles ouvertement climato-sceptique qui prend la tête de l’Agence de protection de l’environnement (EPA). Son budget est réduit, comme celui de l’Observatoire météorologique national (NOAA), autre agence fédérale majeure dans la collecte de données climatiques. Le nouveau directeur de la Nasa veut rediriger les fonds que l’agence consacre au climat, « cette science politisée ». La volonté de Trump de refuser tout visa aux citoyens d’une dizaine de pays musulmans entrave le déplacement et les travaux de nombreux scientifiques.

« Ce type d’attaque ne date pas d’hier, précise le climatologue Jean Jouzel, ancien vice-président du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). Des gouvernements très climato-sceptiques, au Canada ou en Australie, ont déjà agi dans le même esprit il y a peu. Mais, là, on est passé au niveau supérieur. Mes collègues américains sont réellement préoccupés, et pas seulement par les attaques sur la recherche. » Ainsi, en février dernier, Trump justifiait la hausse des températures planétaires en se référant au blog d’un scientifique retraité – « mis ainsi sur un pied d’égalité avec les publications les plus sérieuses, s’offusque Jean Jouzel. C’est un processus apparenté à la divulgation de fausses nouvelles, les “fake news” ».

Lui aussi marchera le 22 avril, en France. Alors que des centaines de cars se préparent à converger vers Washington, et que 375 marches « satellites » s’organisent ailleurs dans le pays, la plus grande surprise des organisateurs provient de l’engouement international spontané. Le décompte de March for Science annonce 125 manifestations hors États-Unis, mais il est largement sous-estimé. En France, ce ne sont pas 13, comme indiqué sur le site américain, mais 22 mobilisations inscrites sur la page « Marche pour les sciences » [2], qui relaye l’initiative. Et, comme ailleurs, elle a reçu un soutien institutionnel massif. Tous les grands organismes de recherche, la plupart des universités et établissements d’enseignement supérieur, des sociétés savantes, des associations, des syndicats marcheront aussi ce 22 avril.

Car, autre signe notable, la mobilisation a largement dépassé le sérail des climatologues, désireuse de rendre visible un soutien citoyen à l’indépendance d’une recherche au service du bien commun, au-delà des opinions et des idéologies. « Il existe une solidarité parmi les chercheurs. Collaborations, échanges, circulation des personnes et des idées, partage de données et de résultats… Toutes les communautés scientifiques vivent une mondialisation assez heureuse et génératrice de progrès, reconnaît Lætitia Goffinet, chirurgienne et spécialiste des interactions entre l’environnement et les gènes, qui attend plus de deux cents personnes à Nancy. La politique de Trump, dans le déni de la réalité scientifique et guidée par la préférence nationale, aura des conséquences dans tous les domaines. Des projets internationaux de toute nature seront gelés faute de collaborations et de cofinancements suffisants. »

Ainsi, en persistant à ne pas participer au budget de l’Unesco, depuis 2014, les États-Unis bloquent la mise au point de règles internationales de bioéthique – sur l’utilisation des bases de données génétiques, pour contrer une pénurie organisée par une firme sur un médicament qui n’est plus assez rentable, etc.

Même si elles n’ont pas la même actualité qu’aux États-Unis, « les menaces ne sont pas à négliger chez nous, insiste Arnaud Saint-Martin, sociologue et l’un des initiateurs de la marche en France. En sciences humaines, notamment, il faut s’inquiéter de la réinterprétation de l’épisode du Vél’ d’Hiv, de la réécriture du “roman national”, de manipulations autour de la théorie du genre… » Sont visés, entre autres, Marine Le Pen et François Fillon, lequel minimise par ailleurs le rôle des activités humaines dans le dérèglement climatique. « Les interventions de ce type, intempestives et irréfléchies, sont exaspérantes, ajoute le sociologue. En un énoncé, un ministre, par son influence dans le débat public, peut balayer des années de travaux scientifiques ! »

Faits établis contre « faits alternatifs », science contre subjectivité, intérêt commun contre stratégie idéologique : la March for Science aux États-Unis veut s’appliquer à ne pas apparaître comme une mobilisation anti-Trump qui rejouerait un affrontement entre une caste intellectuelle et la frange de la population convaincue d’avoir élu un président anti-élite.

Il existe aussi un enjeu politique en France. S’ils redoutent que l’imminence de la présidentielle affaiblisse la mobilisation, les animateurs de la marche s’accommodent finalement assez bien de cette coïncidence involontaire de calendrier. « Les thèmes de la recherche et de l’éducation sont pratiquement absents du discours des candidats, regrette Margaux Calon, chargée de médiation scientifique_. C’est préoccupant… Alors le 22 avril sera aussi l’occasion de faire passer ce message. »_

[1] theguardian.com, 28 mars.

[2] Respectivement : marchforscience.com et marchepourlessciences.fr

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