Comment Free boxe les syndicats

La direction des centres d’appels de l’opérateur téléphonique multiplie les manœuvres pour se débarrasser d’un syndicalisme un peu trop coriace à son goût.

Erwan Manac'h  • 5 juillet 2017 abonné·es
Comment Free boxe les syndicats
© photo : Odilon Dimier / PhotoAlto / AFP

Le centre d’appels de Colombes, Mobipel, est un cas d’espèce. Ouvert en 2012 pour le lancement de Free mobile, il a rapidement gagné la réputation de site « sensible ». Les syndicats mènent une bagarre pied à pied, et la direction est habituée des tribunaux. Six condamnations ont encore été prononcées début juin par les prud’hommes de Nanterre pour licenciement abusif, venant s’ajouter à une liste déjà longue. Le programme « d’enchantement » imaginé en 2015 par la direction du groupe Iliad pour l’amélioration du service et de l’ambiance de travail n’a pas permis de faire taire cette grogne.

Depuis un an, un plan B a donc été déployé sur ce site de proche banlieue parisienne. C’est la direction du centre elle-même qui en fait la description précise dans un document d’orientations stratégiques remis au comité d’entreprise au mois de mai, que Politis a pu consulter. « Compte tenu des difficultés rencontrées (indicateurs de production en berne, recrutements difficiles, bassin de l’emploi compliqué, articles en presse qui ont fait du tort à l’entreprise…), le gel des recrutements a été décidé », indique, bravache, la direction. Elle explicite encore plus clairement ses raisons quelques lignes plus bas : « Le centre est socialement compliqué : questions des délégués du personnel en nombre qui engendrent des pertes de temps pour la direction. Difficultés de management : enquêtes CHSCT, plaintes pour harcèlement, absentéisme important. Relations compliquées avec les élus : ton insultant, manque de respect, insubordination. » En conséquence, plus personne n’est recruté sur ce site, qui comptait au démarrage plus de 600 opérateurs.

© Politis

À cela s’ajoutent depuis un an de nombreux transferts de salariés vers d’autres sites du groupe. Un privilège autrefois réservé à une infime minorité de salariés modèles. On dénombre 32 transferts en 2016, alors que les précédents bilans sociaux n’en répertorient que 20 entre l’ouverture du site en 2012 et la fin de l’année 2015 [1].

Résultat, au rythme d’une quinzaine de licenciements ou de démissions par mois en moyenne [2], dans un secteur qui connaît traditionnellement un turn-over important, le gel des embauches provoque une chute vertigineuse des effectifs (voir graphique ci-dessus). Le directeur du site révélait d’ailleurs lui-même, à l’occasion d’une audience aux prud’hommes de Nanterre, le 16 juin, le dernier pointage du nombre de salariés : 308, soit deux fois moins que deux ans et demi auparavant. Pour autant, il n’y a « pas de départs forcés », se justifie la direction de Mobipel dans son document de cadrage. Et le site « n’a pas vocation à fermer ».

Une telle méthode avait déjà été décrétée en 2014, à la suite d’un mouvement de grève organisé en marge des négociations sur l’annualisation du temps de travail. Comme l’a révélé Politis en mai 2016, la directrice des relations abonnés de la marque Free, Angélique Gérard, avait alors prévenu par mail plusieurs délégués syndicaux que, « jusqu’à apaisement de la situation sociale […], il n’y aura[it] plus le moindre recrutement sur le site de Mobipel ».

Mais ce n’est pas tout. Une seconde méthode est déployée à Colombes pour vider un peu plus les étages du bâtiment séditieux. Un important programme de télétravail est à l’expérimentation. Et la direction du centre insiste sur le caractère volontaire – et positif – de cette expérimentation, visant à « améliorer les conditions de travail » et à « redonner une perspective positive » à ses téléopérateurs. Une centaine de téléconseillers auraient accepté de travailler trois jours par semaine à leur domicile.

La direction d’un autre centre d’appels, Qualipel, à Vitry, affronte des tracas similaires. Dans ce centre, les élections professionnelles du mois de novembre ont placé FO en tête. Ce syndicat forme même une majorité en s’alliant avec SUD, qui a recueilli son meilleur score (23 %), ce qui lui permet d’être représentatif à l’échelle du groupe. Une tache dans l’horizon syndical d’Iliad, puisque les autres centres sont dominés par la CFDT ou l’Unsa, un syndicat réputé proche de la direction, dont la section dans l’entreprise a été créée quelques semaines avant les dernières élections professionnelles par un transfuge de la CFDT (qui n’a pas souhaité répondre à Politis). Arguant d’irrégularités dans le vote, la direction a demandé l’annulation du scrutin à Qualipel et l’organisation de nouvelles élections. Entre-temps, 36 opérateurs devaient être transférés en provenance de Paris pour l’ouverture d’un nouveau service, Face to Free, comme le comité d’hygiène et de sécurité (CHSCT) en a été avisé. Ce qui aurait pour conséquence une modification substantielle du collège électoral de l’entreprise.

La justice a débouté Free le 28 avril de sa demande d’annulation, constatant que les irrégularités n’étaient pas l’apanage du site de Vitry (les listes d’émargement n’étaient pas signées). Elle juge que les irrégularités n’ont pas été de nature à modifier le résultat du scrutin.

C’est dans ce contexte que la direction de Qualipel s’est adressée, le 16 février dernier, à l’ensemble des salariés, pour tenter de discréditer le syndicat FO en jouant sur la corde sensible : l’argent. Le courrier évoque l’installation d’un « réseau social » d’entreprise dérivé de Facebook, appelé WorkPlace, dont l’usage devait être obligatoire et assez peu confidentiel [3]. L’outil a été temporairement suspendu à Qualipel en attendant l’accord du CHSCT de l’entreprise, où siègent les syndicalistes, et l’organisation d’un sondage d’entreprise. Ce qui a le don d’agacer la direction. Dans sa missive, elle reproche en particulier aux membres du CHSCT d’avoir émis l’hypothèse de diligenter une expertise, comme ils en ont le pouvoir, pour examiner les risques psychosociaux que pourrait engendrer le nouveau « Facebook d’entreprise ». « L’expertise peut représenter un coût pouvant aller jusqu’à plus de 50 000 euros à la charge exclusive de Qualipel. Ce montant aurait pour effet direct de […] réduire le montant de la participation qui sera ensuite versée à chacun d’entre Vous et Nous. »

Autrement dit, ce sont les salariés qui paieront les prudences de leurs représentants syndicaux. « C’est une manière de salir l’image des syndicats », estime Noam Passemart, chef d’équipe et responsable de la section CFE-CGC à Qualipel. L’expertise n’a finalement pas été diligentée. Contactée à plusieurs reprises, la direction du groupe MCRA, la branche d’Iliad en charge des centres d’appels, n’a souhaité répondre à aucune de nos questions.

[1] Nous ne connaissons pas les chiffres de 2017, mais tout indique que la politique de transferts s’est poursuivie.

[2] 10,8 licenciements et 4,1 démissions en moyenne entre 2013 et 2015, confirmés par des données partielles en 2016.

[3] Lire l’enquête « Salariés, Big Data is watching you », parue le 9 novembre 2016 (n° 1427 de Politis).

Travail Économie
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