Frédéric Raguénès : Caméra cassée

Depuis 2012, le vidéaste militant Frédéric Raguénès filme les ZAD, les mobilisations et les violences policières. Portrait à la veille d’un nouveau procès.

Jean-Claude Renard  • 11 octobre 2017 abonné·es
Frédéric Raguénès : Caméra cassée
© photo : Myr Muratet

Bouc et barbichette, l’œil vif, les cheveux plutôt courts. Bien campé sur ses jambes, toise raisonnable dépassant les cent quatre-vingts centimètres, Frédéric Raguénès est un presque quarantenaire aux allures décidées. Il se le doit : il prépare son procès en appel prévu le 20 octobre. En première instance, il a écopé de quatre mois ferme.

Retour aux faits : durant le printemps 2016, il installe sa tente sur la place de la République pour suivre le mouvement Nuit debout, participe aux différentes manifestations contre la loi travail. Il n’a pas les mains vides au moment des mobilisations ; il est muni d’une petite caméra pour filmer la contestation qui s’accompagne souvent de répressions policières, avant de poster ses images sur la Toile.

Le 5 juillet 2016, quand la loi travail est imposée par le 49-3, il suit la manifestation jusqu’à l’Assemblée nationale, grimpant sur une balustrade du pont de la Concorde, enregistrant les slogans et les chants, le sit-in pacifique, le déploiement des forces de police avant la charge. Quand il descend de son perchoir, il est alpagué par la police, matraqué à la tête et au dos, traîné au sol, s’accrochant aux jambes des manifestants, eux-mêmes gazés par la police. « Alors le rossignol ? ! Tu chantes moins maintenant que tu n’es plus sur ta branche ! », entend-il au-dessus de lui, dérouillant sous la matraque. « Je les ai filmés, et taquinés, ils n’ont pas aimé », dit-il aujourd’hui.

Raguénès se prend 48 heures de garde à vue, avant d’écoper de quatre mois de prison ferme pour « rébellion, outrage par crachat et menace de mort », malgré les cinq témoignages et différentes images fournies (dont celles de Mariana Otero, en tournage alors pour l’Assemblée). « Je suis un gars qui peut être chiant avec la police, mais jamais outrageant ni insultant, je reste un observateur avec ma caméra. » Sur les bancs des tribunaux, Frédéric Raguénès n’est pas un perdreau de l’année. Il en est à quinze arrestations et quatre condamnations en cinq ans. Ça a débuté comme ça, en 2012. Quand l’ex-boulanger et ancien para pendant quatre ans décide de participer à une marche qui entend « remettre de l’humain au cœur du dialogue », de Bayonne à Paris. Au fil des rencontres mûrit la « conscience d’une injustice sociale générale ». Il plaque sa vie normale et son domicile, puis se rend à Madrid quelques mois pour suivre le mouvement des Indignés. Très vite, il décide de filmer les scènes au quotidien parce qu’il sent « un écart » entre ce qu’il vit et « ce qui est retransmis dans les médias traditionnels ».

En fin d’année, il quitte la Puerta del Sol pour Notre-Dame-des-Landes (NDDL). À ce moment-là, il est « juste un gars du système qui voudrait être utile aux autres, avec une info réelle et directe ». Durant six mois sur la ZAD, au milieu d’une fourmilière « où rien n’est possible sans le collectif », il filme les jardins, l’autogestion et les heurts réguliers avec la police. Il est une première fois arrêté, un matin, en pyjama, par des policiers infiltrés, tandis que les zadistes défendent une barricade. Il est tabassé, embarqué pour 48 heures de garde à vue. Au tribunal, où il garde le sentiment d’avoir assisté à son « lynchage », il est accusé de « violence avec arme par destination ». Or, soutient l’accusé, il était en pyjama, avec seulement sa caméra, soulignant qu’« aucune arme n’a été notifiée dans le procès verbal ». De fait, l’affaire est requalifiée, mais il écope de deux mois de prison avec sursis.

Cette condamnation sonne comme une révélation : « Si les médias traditionnels ne sont pas honnêtes, la police agit en bande organisée, accusant sans preuve, avec l’aval de la justice. » Il vivra désormais « libre », en « journaliste citoyen, automédia. Tout ce qu’on peut se réapproprier, c’est l’information, mettre en lumière les choses illégales ». Et d’apprendre sur le tas, entre sa caméra, son ordinateur et son logiciel de montage. Depuis, il n’a jamais cessé de filmer les ZAD et les mobilisations, et de poster ses images sur son compte Facebook et sur YouTube, sous le pseudonyme de Mercure fréd. « C’est un petit hommage à Freddie Mercury, mais c’est aussi un poison, un gaz, une planète, le messager des dieux, plein de significations qui me conviennent. »

Après NDDL, il reste dix-huit mois dans la ZAD du Testet, au barrage de Sivens, dans une ambiance bon enfant, au cœur de la campagne. Jusqu’à assister à de nouvelles violences policières, à partir de septembre 2014. Sans être témoin, il est sur place le jour où Rémi Fraisse est abattu. Lui sera arrêté deux fois, lors de diverses expulsions, condamné à une amende pour « rébellion et outrage », puis à deux mois avec sursis.

Obstiné, la tête dure, vissée sur ses origines bretonnes, Frédéric Raguénès, n’a cure des arrestations successives et continue à filmer pour informer. Après Sivens, il se rend à Sainte-Colombe-en-Bruilhois (Lot-et-Garonne), où une nouvelle ZAD s’est établie contre le projet de la Technopole Agen-Garonne. Il y reste près d’un an. À l’occasion d’un blocage du chantier virant à l’altercation, il lance à un ouvrier chargé du terrassement : « Si tu rentres ta pelleteuse, tu ne la ressortiras pas ! » Ce jour-là, il est filmé par la police, à nouveau arrêté, placé en garde à vue, accusé de « menaces avec contrainte sur un ouvrier et sur les machines ». Considérant qu’il voulait détruire ou voler la pelleteuse, le juge lui inflige deux mois avec sursis, une interdiction de séjour dans quatorze communes autour de la ZAD et un stage de citoyenneté. Mais rien ne l’empêche de poursuivre ses vidéos, avec ses impératifs : « Quand on fait de l’automédia, il faut savoir filmer sans risquer de nuire aux manifestants, se placer hors des projectiles, sentir les lieux où cela peut péter, surtout quand la police durcit le ton dès que les médias traditionnels sont partis. Je ne porte pas non plus de cagoule pour éviter de passer pour un black block, et je travaille avec de minicartes mémoire que j’avale en cas d’arrestation. Cela peut servir de preuves en cas d’actions juridiques. »

Quand il remonte sur Paris, en 2016, commence Nuit debout. Parmi les manifestations qu’il suit, celle du 26 mai se termine mal. Il est d’abord posté sur un arrêt de bus, avant d’en descendre pour se mêler à la foule au moment où les tensions montent, puis plaqué au sol, interpellé violemment après avoir filmé un policier infiltré, démasqué par les manifestants, et brandissant son arme contre eux. Au milieu des coups, il se débat vainement pour récupérer sa caméra. « Ta caméra, elle est morte », lui rétorque un CRS. En garde à vue, où, faute de caméra, on refuse de le « considérer comme un média », il est tabassé, jusqu’à perdre connaissance. Puis, le corps meurtri et le visage tuméfié, placé en dépôt à Fresnes, accusé de violence et de jets de projectiles contre les forces de l’ordre. Au total, il additionne cinq jours de détention. Les policiers disent ne pas avoir vu de caméra. Au tribunal, des images livrent le vidéaste militant muni de sa caméra, sans qu’il ne jette de projectiles sur les CRS. Il est acquitté.

Quelques semaines plus tard, le 5 juillet, Frédéric Raguénès est donc sur le pont de la Concorde devant l’Assemblée nationale. C’est ce bis repetita qui le conduit à nouveau aujourd’hui devant les tribunaux. Avec un sentiment mêlé d’amertume et d’injustice, parce que, in fine, « j’arrive au tribunal avec l’image d’un homme violent, récidiviste, alors même que je n’ai jamais jeté un seul caillou sur un policier ! ». De son rapport « direct » aux forces de l’ordre, il livre deux constats : « Ils ont des ordres qu’ils respectent, qui sont hors-la-loi, avec des violences physiques et psychologiques. L’autre constat, c’est le plaisir sans limite que certains prennent à faire mal. Ils sont là pour faire respecter l’ordre, mais ils le troublent. S’ils respectaient la loi, sans commettre d’acte illégal, ils supporteraient très bien d’être filmés. Normalement, quand elle me voit, la police devrait dire : “Lui, c’est bon, il filme, on lui fout la paix.” Au contraire, certains cherchent à casser ma caméra. »

Pour sa part, en cinq ans, en véritable globe-trotter des luttes, de NDDL à Paris, cet empêcheur de matraquer en rond a connu cinq caméras brisées. « C’est bien simple, pendant longtemps, j’étais un p’tit gars lambda, sans casier. Depuis que j’ai une caméra, je n’ai que des problèmes », se désole celui qui affiche au compteur plus de sept cents vidéos et près d’un millier d’abonnés. « La police n’arrête jamais les plus violents ou les leaders, mais ceux qu’elle peut, en les accusant de violence et rébellion, chef d’accusation facile. D’où la difficulté quand on est légaliste, médecin, secouriste, ou automédia. Le 20 octobre, ce n’est donc pas seulement mon procès, mais celui de tous ceux qui gravitent autour des mouvements sociaux, qui dérangent et qu’on cherche à décourager, le plus injustement. Alors, face à cette injustice, face aux tabassages, il faut être fort pour ne pas tomber dans le piège de la violence. Le plus dur, c’est de résister. Pour l’instant, je tiens. Mais là, il y a un acharnement judiciaire et des condamnations qui ne reposent que sur la seule parole des policiers. »

Pour gagner en appel et prouver son innocence, il lui faudra présenter bien plus de vidéos et de témoignages qu’en première instance. En attendant, il a déjà couvert toutes les manifs de cette rentrée.

Frédéric Raguénès sur YouTube : Mercure fréd ; sur Facebook : Fred Mercure.

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