Derrière l’affaire Ramadan, le vrai débat

D’insinuations en calomnies, le mauvais procès intenté à des « islamo-gauchistes » vise surtout à imposer un « choc des civilisations » dans la société française.

Denis Sieffert  • 15 novembre 2017 abonné·es
Derrière l’affaire Ramadan, le vrai débat
© photo : JACQUES DEMARTHON/AFP MARTIN BUREAU/AFP KENZO TRIBOUILLARD/AFP

En quelques jours, ce qu’il est convenu d’appeler l’affaire Ramadan a pris une tournure très inquiétante. D’un côté, des menaces de mort proférées sur les réseaux sociaux à l’encontre de l’équipe de Charlie Hebdo, assorties d’un délire complotiste antisémite ; de l’autre, une campagne de calomnies visant ceux que l’hebdomadaire Marianne a qualifiés de « complices » de l’islamologue, dont Politis. Le tout ponctué d’une couverture de Charlie d’un goût douteux, insinuant qu’Edwy Plenel « savait » – mais savait quoi ? – et se taisait [1]. Nous ne mettons évidemment pas sur le même plan les menaces de mort et les calomnies, fussent-elles insupportables. Et notre premier réflexe ici est d’exprimer notre solidarité aux journalistes de Charlie. Ce climat délétère devrait faire obligation à tous de veiller à contenir le débat dans le cadre normal d’une confrontation démocratique. Car ce débat n’est pas celui des turpitudes sexuelles de Tariq Ramadan, mais celui de stratégies qui s’opposent sur la question du rapport à l’islam et à l’islamisme. Il devrait requérir un minimum de sérénité.

Nous en sommes loin lorsque Manuel Valls, Caroline Fourest et plusieurs médias s’emparent d’une affaire de viols pour tenter de discréditer ceux qui ne partagent pas leur analyse. Notre propos n’est donc pas ici de revenir sur « l’affaire ». Les accusations d’agressions sexuelles portées contre l’islamologue par plusieurs femmes donnent lieu à des enquêtes, et la justice aura à se prononcer. Avoir participé à plusieurs reprises à des réunions publiques avec Ramadan ne me donne aucune « compétence » particulière sur le sujet, et je m’en félicite. Les faits relatés, s’ils sont avérés, m’inspirent en revanche un profond dégoût.

Mais, puisque prétexte a été pris de cette affaire pour relancer le débat, le vrai, ne craignons pas d’y revenir. Comment le définir ? Si nous étions en Algérie à l’aube des années 1990, nous dirions qu’il oppose les « éradicateurs » aux « dialoguistes ». Ceux qui pensent qu’il faut « éradiquer » l’islamisme par la force ou, à tout le moins, par l’interdit, et ceux qui défendent l’idée d’un dialogue dans un cadre démocratique. Les premiers pensent qu’il n’y a pas de « cadre démocratique » possible avec les islamistes. Cela les place souvent du côté des dictatures arabes ou des militaires, en Égypte ou en Syrie. Cela au nom d’un « moindre mal ». Leur silence au moment du sanglant coup d’État du maréchal Sissi en fut l’illustration. Les autres, au contraire, pensent qu’il est possible d’amener l’islam politique dans le champ démocratique. C’était le point de vue défendu par Aït Ahmed lorsqu’en 1991 il a tenté de s’opposer à l’interruption du processus électoral par les militaires. Nul n’a alors songé à qualifier ce père de l’indépendance algérienne d’islamo-gauchiste.

J’y fais référence parce que c’est dans cet épisode tragique que commence à se dessiner la ligne de fracture qui court toujours aujourd’hui. L’environnement international a d’ailleurs agi comme un accélérateur du débat, et comme un piège. La guerre civile algérienne, la montée du Hamas en Palestine, la poussée islamiste après les révolutions arabes ont brossé une toile de fond anxiogène, avant même les attentats anti-américains de septembre 2001 et, bien sûr, l’apparition de Daech, et les attaques jihadistes un peu partout en Europe, dont celles de Paris. Sans même parler de l’hypersensible conflit israélo-palestinien, que des analystes très malintentionnés tentent de transformer en conflit religieux. Au passage, lorsque Manuel Valls pose fièrement au côté de l’égérie la plus extrémiste des colons israéliens, Ayelet Shaked, que cherche-t-il ? Plusieurs amalgames ont donc rapidement été fabriqués, entre le « ici » et le « là-bas », entre islam et islamisme, et bientôt jihadisme. Puis entre immigration et islamisation.

Le fantasme du « grand remplacement » construit par l’écrivain d’extrême droite Renaud Camus et propagé par le Front national s’est diffusé comme un venin dans notre société, même si l’expression n’est pas souvent reprise parce qu’elle souffre de sa labellisation FN. Nombreux sont nos concitoyens qui sont hantés par la peur d’une mutation profonde, démographique, culturelle et religieuse. Faute de pouvoir combattre les musulmans en tant que tels, ce sont peu à peu leurs expressions de visibilité qui ont été combattues. D’où l’affaire du voile. Un stéréotype de la « femme voilée » a alors été dessiné, y compris par la commission Stasi, chargée de préparer la loi de 2004 interdisant le voile à l’école.

Ce stéréotype de la femme islamisée de force a résisté à toutes les tentatives de déconstruction des femmes elles-mêmes, témoignant pourtant de la diversité des profils et des motivations. Aujourd’hui, on peut interviewer cette mère, voilée, d’une des victimes musulmanes de Mohamed Merah sans songer que cette femme magnifique n’aurait pas le droit d’accompagner ses petits-enfants dans une sortie scolaire ni de travailler dans une crèche. On se souvient aussi de Manuel Valls décontenancé dans une « Émission politique » de France 2 parce qu’il avait face à lui une jeune femme voilée, diplômée et dirigeante d’entreprise, qui ne correspondait pas à son préjugé.

À chaque étape, la ligne de clivage entre « éradicateurs », partisans de la manière forte, et dialoguistes, bientôt rebaptisés « islamo-gauchistes », s’est approfondie. Un « problème musulman » a fini par être imposé. Alors qu’il s’agit surtout du problème de notre identité culturelle et politique, celle d’une nation qui ne reconnaît pas les communautés et qui n’accepte par conséquent aucune visibilité musulmane dans l’espace public.

Dans la bataille, l’amalgame a rapidement conduit à un soupçon d’intégrisme à l’encontre de quiconque porte le voile, mange halal ou fréquente la mosquée. Le politologue Pascal Menoret dit que, « de Matignon à l’Académie française en passant par Sciences Po », l’idée s’est imposée que « le jihadiste serait dans le musulman comme le papillon dans la chrysalide ». Les sociologues Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed ont parfaitement décrit la règle d’infréquentabilité qui s’est peu à peu installée autour des représentants officiels ou officieux des musulmans [2]. Les salles de débat interdites, les pétitions disqualifiées par la présence d’un seul nom. Tariq Ramadan a bien sûr été le symbole de cette tentative de bannissement. Nous avons été un certain nombre à ne pas accepter de nous plier à ce diktat. Nous avons donc « dialogué », nous avons parfois partagé des tribunes, et nous avons défendu son droit à l’expression.

Mais comment imaginer que cette volonté de maintenir le fil du dialogue ait valu adhésion à une idéologie ? On nous rappelle le caractère profondément rétrograde de ses prises de position sociétales, sa misogynie, son homophobie. S’il avait été un athée parfait, grand lecteur des Pensées philosophiques de Diderot, il n’aurait pas eu l’audience qui est la sienne dans une jeunesse avec laquelle il faut débattre plutôt que de l’isoler encore un peu plus qu’elle n’est déjà par les conditions sociales et une islamophobie virulente. Mais les coups bas se sont abattus sur ces insoumis « islamo-gauchistes ». Caroline Fourest est devenue la Torquemada de la laïcité, forçant le trait pour mieux convaincre. Le journaliste Serge Raffy piège sans vergogne le politologue François Burgat pour lui faire dire ce qu’il n’a pas dit [3]. Et Martine Gozlan, dans Marianne, qualifie Ramadan de « salafiste » pour mieux provoquer l’effroi de ses lecteurs, ce qui est un contresens absolu. Et voilà maintenant que tous ceux qui ont croisé à un moment donné Tariq Ramadan dans un colloque sont suspects d’avoir couvert ses crimes envers les femmes. C’est ce qu’insinue la dernière une de Charlie Hebdo à l’encontre d’Edwy Plenel.

Ces excès sont consternants. Ils esquivent le vrai débat. Ils instrumentalisent les peurs. Si une Caroline Fourest est si souvent invitée dans les médias, et cumule tant de collaborations, c’est qu’elle va au-devant des angoisses de notre société. On peut évidemment comprendre que les changements démographiques et culturels particulièrement visibles dans nos banlieues inquiètent une partie de nos concitoyens. On comprend moins le commerce qui en est fait. La question qui se pose à nous est de savoir quelle attitude adopter face à ces évolutions. Faut-il stigmatiser, interdire, bannir ceux qui défendent la visibilité de leur culture ? Faut-il nier leur histoire, qui n’est pas toujours la nôtre, faire taire leurs codes ? Insulter ceux qui font l’effort d’être à l’écoute ? Faut-il entrer dans une guerre de civilisations, non contre les jihadistes – cette guerre-là il faut évidemment la mener – mais contre des musulmans qui entretiennent avec la religion des relations diverses ? Ou faut-il faire le pari du dialogue pour rapprocher des cultures qui ne sont pas inconciliables ? Mais on parle alors de « culture », et non d’une essence musulmane qui, par définition, serait inamendable. Face à ces questions, le sort du personnage Tariq Ramadan est anecdotique.

[1] Voir sur Politis.fr la pétition signée par 130 personnalités à la suite de la une de _Charlie Hebdo.

[2] Islamophobie, La Découverte, 2016.

[3] Anecdote relatée par François Burgat dans son ouvrage essentiel opportunément titré Comprendre l’islam politique, La Découverte, 2016.

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Société
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