Josette Roudaire : une vie contre « l’enfer blanc »

Ancienne salariée de l’usine Amisol, Josette Roudaire s’est battue pour les droits des ouvriers et contre l’amiante. Elle est l’une des figures du film Les Sentinelles, de Pierre Pézerat.

Vanina Delmas  • 8 novembre 2017 abonné·es
Josette Roudaire : une vie contre « l’enfer blanc »
© photo : Destiny films

Sur la place de la Liberté de Clermont-Ferrand, la Maison du peuple trône fièrement. Ce centre névralgique du militantisme auvergnat est le meilleur endroit pour rencontrer Josette Roudaire, voix forte du combat contre l’amiante, et l’un des témoins du film de Pierre Pézerat à l’affiche cette semaine, Les Sentinelles (voir ci-contre).

Dans les couloirs, il faut suivre les petites affichettes Caper (Comité amiante prévenir et réparer) pour débusquer cette petite femme énergique dans un bureau où s’élèvent des montagnes de dossiers. On y lit « Michelin, Amisol », et on comprend qu’il s’agit des centaines d’ouvriers soutenus par le Caper, la première organisation ouvrière de victimes de l’amiante, créée en 1995. Deux ans avant l’interdiction de la fibre omniprésente dans les bâtiments.

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Chaque mardi, Josette accueille, écoute et apporte son aide à ces personnes. Elle insiste pour qu’elles passent des examens médicaux efficaces, « avec un scanner et pas seulement une radio », s’occupe des documents administratifs nécessaires aux demandes d’indemnisation et leur remonte le moral, car leur quotidien est souvent pavé de difficultés. C’est le cas de cette ancienne salariée du Joint français, en Normandie, souffrant d’un mésothéliome (cancer de la plèvre qui serait lié à l’amiante), condamnée à se déplacer en fauteuil roulant à seulement 64 ans.

Cette expertise et cette empathie, chez Josette, viennent de son vécu. Elle se replonge volontiers dans ses souvenirs, les choisit avec soin, mais préfère toujours le « nous » au « je », habituée à faire partie d’un collectif : benjamine d’une famille de cinq enfants, élue déléguée du personnel d’Amisol puis permanente de l’union départementale CGT, membre active d’associations et surtout défenseuse infatigable de ceux qui n’osent pas élever la voix.

Ces cancers qui se déclarent parfois des décennies après l’exposition à l’amiante apparaissent comme les vestiges funestes de l’usine Amisol, surnommée « l’enfer blanc », où Josette a usé ses blouses dès l’âge de 18 ans, au poste de tresseuse de fils d’amiante : « On ne savait absolument pas ce qu’était l’amiante. Pour nous, c’étaient juste des fils, et de la poussière normale. Et puis il fallait travailler. »

La famille Roudaire vit dans la cité Michelin de l’Oradou, à Clermont-Ferrand, car le père de Josette travaille à l’usine Michelin. Mais il est licencié après la grande grève de 1950, alors qu’elle a 4 ans, « sûrement parce qu’il était syndiqué à la CGT ». Dans la maison familiale, on parle politique, on s’engage contre la guerre d’Algérie et on lit L’Humanité et le journal local, car, « quand on lit le journal, on appartient au monde ». De ces années émerge un début de conscience politique. Ni syndiquée ni encartée au début de sa vie d’adulte, Josette finit par adhérer au Parti communiste et acquiert son « petit CAP de syndicaliste » dans les allées pleines de poussière blanche d’Amisol.

Révoltée par les promesses non tenues du patron, l’ouvrière pousse les délégués du personnel à retourner dans son bureau pour réclamer leur dû. Résultat : les primes de congés sont augmentées, et le nombre de vêtements de travail doublé. Avec son tempérament de fonceuse, elle est élue déléguée du personnel et lance sa première pétition : « 48 heures payées pour 47 travaillées, comme Michelin ! », s’appuyant sur les acquis de l’usine voisine. Le patron accepte sans sourciller. « Je me suis dit que c’était de la magie », sourit-elle. Éveiller la conscience des gens, puis les faire bouger pour qu’ils s’engagent dans la bataille, et enfin faire pression : une formule magique qu’elle applique à chacun de ses combats.

Son ouverture d’esprit et son intérêt pour l’actualité ont ancré en Josette le réflexe de toujours replacer la petite histoire dans la grande : Mai 68, le début du chômage de masse ou encore la lutte pour le droit des femmes. D’autant que plus de 80 % des salariés d’Amisol étaient des femmes. « Ce n’est pas Simone Veil qui a éveillé la conscience des femmes, mais toutes ces luttes qui avaient lieu partout, comme le procès de Bobigny [1] », glisse-t-elle malicieusement. Ou son coup de gueule contre le maire de Clermont-Ferrand de l’époque, le socialiste Raymond Quilliot, qui freinait l’ouverture d’un centre d’IVG car il ne trouvait pas de plombier pour finir les travaux. « Les femmes commençaient à se faire entendre et à prendre conscience qu’elles n’étaient pas qu’un appendice du foyer », raconte-t-elle avant de citer les paroles de la chanson de Jean Ferrat « On ne voit pas le temps passer » : « Quand toute une vie se résume/En millions de pas dérisoires/Prise comme marteau et enclume/Entre une table et une armoire/Faut-il pleurer, faut-il en rire ? »

Dans ce contexte de révolution post-1968, les patrons d’Amisol annoncent la fermeture de l’usine pour raisons financières en décembre 1974. Même si le chômage est très bien indemnisé à cette époque, les filles veulent du travail. Devenue permanente de l’union départementale de la CGT, Josette n’y est plus salariée, mais elle y passe ses journées. Au bout d’un an de cette « lutte joyeuse », le toxicologue Henri Pézerat leur rend visite sur le site avec un but précis : les alerter des dangers de l’amiante sur leur santé. Les salariés, les cégétistes en première ligne et donc Josette, sont d’abord réticents à cette intrusion d’un scientifique parisien sur leur territoire. Puis c’est le déclic_. « Henri nous a fait compter nos morts et prendre conscience que l’amiante tue. »_

Les revendications changent : demandes d’examens médicaux, préretraite pour les anciens et reclassement pour les plus jeunes. « Henri Pézerat, Josette et moi avons toujours eu la même vision des choses : la lutte contre l’amiante est un moyen pour faire progresser la société sur la question plus générale des risques du travail et la reconnaissance des maladies professionnelles », analyse Annie Thébaud-Mony, sociologue de la santé et compagne d’Henri Pézerat, qui a poursuivi le combat de ce dernier après son décès en 2009.

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L’occupation d’Amisol prend fin en 1981. Mais la bataille reste rude contre les lobbys qui taisent les conséquences mortelles de l’amiante depuis des années. Alors que les enterrements d’anciens d’Amisol se succèdent, et que les victimes sont de moins en moins accompagnées par les institutions publiques : « Quand le chat dort, les patrons dansent », ironise l’ancienne syndicaliste. Ne supportant pas cet « abandon social », Josette et ses ex-collègues, Marie-Jeanne Outurquin et Brigitte Peschard, forment le Caper.

« Josette réfléchit toujours avec ses propres valeurs et va au bout de ses engagements, sans compromis, sans se laisser impressionner par quiconque, ni par les médecins ni par les politiques, souligne Annie Thébaud-Mony, qui fait régulièrement appel à sa lucidité pour les dossiers qu’elle suit. Elle est une sorte de catalyseur des luttes dans la région Auvergne. » Ainsi, elle n’a pas hésité à s’insurger contre les pratiques de médecins désireux d’effectuer des analyses sur les salariés de l’usine chimique Adisseo, afin de trouver une cause génétique aux cancers. Une manœuvre visant à pointer une responsabilité individuelle et donc à dédouaner les industriels.

Exprimer un contre-pouvoir collectif a toujours enthousiasmé Josette. Surtout quand il s’agit de défendre le rôle des délégués syndicaux ou des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), mis à mal sous l’ère Macron. Et c’est donc avec bienveillance qu’elle a observé le mouvement Nuit debout et les manifestations contre la loi travail.

L’étiquette de porte-parole ne dérange pas Josette Roudaire, car elle a compris que les médias sont indispensables pour défendre sa cause. Et elle a le sens de la formule, certainement aiguisé par ses nombreuses lectures. Elle est d’ailleurs devenue bibliothécaire par la suite. Si, enfant, elle lisait tout ce qu’elle trouvait, aujourd’hui elle cite Annie Ernaux ou L’Amie prodigieuse, d’Elena Ferrante. Deux références faisant une large place au thème de l’ascension sociale, sans jamais céder au mépris de classe, attitude qui la scandalise au plus haut point. « Je ne comprends pas qu’on accepte de donner un chèque aux victimes de l’amiante, mais qu’on leur refuse toujours la justice ! Je pense que l’amiante est aussi un crime d’indifférence. Et si cela dure depuis si longtemps, c’est parce qu’il s’agit de vies ouvrières », assène-t-elle.

En 2013, la cour d’appel de Versailles a prononcé un nouveau non-lieu en faveur du dernier patron d’Amisol, éloignant encore un peu plus l’espoir des victimes de voir un procès se tenir au pénal. Un non-lieu qui n’a pas fait vaciller la flamme d’indignation qui habite Josette depuis toujours.

[1] En 1972, cinq femmes ont été jugées pour pratique ou complicité d’avortement. Ce procès a joué un rôle important dans le processus de dépénalisation de l’IVG en France.

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