Construire une place aux « corps en trop »

Des architectes, des chercheurs et des artistes se sont réunis au sein d’un collectif pour élaborer des solutions d’abri sur les trottoirs, dans des bidonvilles ou dans des camps de réfugiés.

Ingrid Merckx  • 20 décembre 2017 abonné·es
Construire une place aux « corps en trop »
© photo : LIONEL BONAVENTURE/AFP

Une riposte à la ville hostile. Le Pôle d’exploration des ressources urbaines (Perou) a été créé en 2012, sous statut associatif, « pour articuler action sociale et action architecturale en réponse au péril alentour ». Péril ? « Nos métropoles occidentales débordent de corps en trop, de rebuts humains épars : expulsés d’ici comme d’ailleurs flanqués à même le bitume ; réfugiés dans les [lieux] délaissés, déprises et autres innommables zones ; logés dans l’insalubrité, le surpeuplement ou la solitude, tout au bord de la rue », assène son manifeste.

Sans-abri, migrants, Roms : ces populations voient leurs « situations habitées » démolies par des hommes en uniforme. Placer, déplacer, détruire et éloigner sont des pratiques gouvernementales. « Nous avons le recul suffisant pour mesurer l’inanité de ces réponses, analyse Sébastien Thiéry, chercheur en sciences politiques et directeur du Perou. Ces formes de violence manifeste font se reproduire la même chose quelques mètres plus loin. Elles contribuent à la pérennisation des situations de crise. »

Sur un trottoir, dans un bidonville ou une jungle, la riposte consiste à suivre un processus inverse : « Construire est le plus sûr chemin pour en sortir. » Mais construire quoi ? De l’habitat précaire, des baraques, installer la misère ?, pourraient riposter nombre de militants contre le mal-logement. « Réfugiés, sans-abri et Roms sont comme tout le monde, rétorque Sébastien Thiery. Ils ont envie de prendre soin d’un “ici” pour pouvoir s’inventer un “ailleurs”. »

Cofondé avec le paysagiste Gilles ­Clément, le Perou rassemble des architectes, des chercheurs et des artistes déployant des pratiques constructives autour des abris et des histoires qui s’inventent dans ces tiers lieux. « Ça n’est pas seulement une défense du droit des personnes à ne pas avoir affaire à la pelleteuse, souligne Sébastien Thiery, mais une manière de se poser la question de l’intérêt général, y compris économique. Politiques d’expulsion, de sécurisation, de neutralisation sont une gabegie financière. Une tout autre économie peut produire d’autres effets pour la collectivité. »

Le Perou parle de « pathologies urbaines » frappant des populations à qui on a retiré toute capacité d’être acteurs de la ville. Or, « une ville est d’abord constituée par un geste d’hospitalité, affirme Sébastien Thiéry. On n’est jamais “de là”, on vient toujours de quelque part et on construit un ici dans la rencontre avec celles et ceux qui arrivent – eux-mêmes porteurs de la ville de demain ».

À Paris, avec les Enfants du canal, le Perou a conçu des projets expérimentaux pour l’accueil des sans-abri. « Un sans-abri est relié à son écosystème. Au lieu de l’arracher “pour son bien”, travaillons plutôt à ce qui l’attache. C’est à partir de ses attachements qu’un avenir est pensable. » Dans l’Essonne, le Perou a travaillé avec le Collectif des ambassadeurs des Roms autour des bidonvilles de Ris-Orangis et de Grigny. À Avignon, il a développé un projet de transformation de la friche industrielle du Tri postal en centre culturel habité avec le Pôle Vaucluse d’habitat alternatif social.

À Calais, il s’est agi d’accompagner la création d’une ville nouvelle : une cité du XXIe siècle, une ville-monde, une capitale européenne de l’hospitalité. « Plusieurs axes ont été définis autour de l’aménagement du bidonville et de l’augmentation de ce qui, dans la ville, porte la trace des nouveaux arrivants (langues, équipements culturels et publics…). Le chiffrage correspondait à un tiers seulement du budget du parc d’attractions Heroic Land. » Ce parc d’attractions, pensé comme une mesure compensatoire pour la population, est aujourd’hui le point culminant d’un désastre politique : « La jungle de Calais aurait pu être génératrice d’une revitalisation de ce territoire massacré par la désindustrialisation. Or, les migrants qui reviennent sont à chaque fois plus démunis. Sans compter que la jungle a été un gouffre : 150 000 euros par jour pour les CRS. Plus la défiguration du territoire en barrières et barbelés, et la production d’une image de ville en état de siège… »

Le Perou « reprend le chantier là où les politiques publiques l’ont laissé ». Il en appelle aux acteurs du terrain. « On a tendance à agir puis à chercher des soutiens financiers. Ce n’est qu’en faisant les preuves de l’action par l’action qu’on arrive à mobiliser les acteurs. » Le Perou n’a pas de structure permanente, et une large part de ses membres sont bénévoles ou très peu payés. « Ça n’est pas un credo, insiste Sébastien Thiéry. L’idée, c’était de créer un outil permettant de générer une économie. Construire en bidonville doit être pensé dans le cadre d’une économie. »

Économie Société
Publié dans le dossier
Ils inventent une autre économie
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