« Licenciements disciplinaires massifs » dans un centre d’appels de la marque Free

Un rapport d’expertise, que Politis révèle, égratigne le management dans le centre d’appels de Free à Colombes (Hauts-de-Seine). Les effectifs ont chuté de 60 % en trois ans sur ce site jugé « sensible » par la direction.

Erwan Manac'h  • 11 janvier 2018
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« Licenciements disciplinaires massifs » dans un centre d’appels de la marque Free
© photo : ERIC PIERMONT / AFP

C’est une situation ubuesque qui transparait dans une expertise comptable conduite au centre d’appels de la marque Free à Colombes (Hauts-de-Seine). Commandée au cabinet Alter par le comité d’entreprise de Mobipel, filiale à 100 % du groupe Iliad (Free), l’expertise de 90 pages que nous avons pu consulter pointe des « licenciements disciplinaires massifs » ainsi qu’une chute des effectifs de 60 % en trois ans sans aucun plan social, et comptabilise 84 contentieux devant les prud’hommes entre 2014 et 2016.

Politis a plusieurs fois rendu compte des mésaventures des salariés de ce centre d’appels de Colombes, considéré comme « sensible » par la direction depuis un débrayage syndical, en novembre 2014. L’expertise apporte un éclairage nouveau sur les rouages d’une véritable machine à licencier.

Fautes graves en cascade

Entre juin 2014 et septembre 2017, le cabinet Alter comptabilise 315 licenciements, dont 266 personnes pour « faute grave ». Un motif théoriquement réservé aux situations extrêmes, qui suppose que le salarié ne reçoit aucune indemnité de départ. Selon la direction, ce chiffre élevé s’explique par le nombre important d’abandons de poste.

L’expertise n’a pu que partiellement vérifier ces affirmations, car la direction de Mobipel ne lui a transmis que deux tiers des lettres de licenciement demandées. Mais l’analyse de ces documents révèle une réalité plus complexe. Un tiers seulement des lettres de licenciement pour faute grave concerne des abandons de poste. Les autres sont dues pour la plupart à des absences injustifiées échelonnées dans le temps. Or la « faute grave » est censée s’appliquer dans l’urgence, lorsque le maintien du salarié dans l’effectif est rendu impossible par la gravité des faits reprochés. Conclusion du rapport d’expert, « les règles appliquées [par Mobipel] semblent dans beaucoup de cas contrevenir à celles applicables à la procédure de licenciement pour faute grave ».

Le 26 septembre, « Cash Investigation » diffusait une longue enquête sur le management dans les centres d’appels de Free, racontant notamment l’histoire d’un responsable des ressources humaines licencié pour avoir refusé de licencier pour « faute grave » sur des cas qu’il estimait litigieux.

Autres bizarreries relevées par l’expertise, « pour un même motif, la direction fait parfois le choix d’une gravité différente » (faute « réelle et sérieuse » ou faute « grave »). « Il ne semble donc pas y avoir d’échelle de sanction telle que le règlement intérieur de l’entreprise devrait le prévoir », conclut l’expert.

Le rapport souligne que, même lorsqu’un salarié crée volontairement les conditions de son licenciement, ce qui semble être parfois le cas à Mobipel, la direction n’est pas autorisée à « avoir recours à une procédure de licenciement qui soit la moins contraignante pour la société ».

Des bénéfices records

Cette cascade de licenciements entraîne une « compression » vertigineuse des effectifs de Mobipel, résultat d’une stratégie assumée par la direction de geler tout recrutement. Les démissions – souvent nombreuses dans le secteur – et les transferts de salariés dans d’autres entreprises du groupe font le reste pour vider le bâtiment de ses salariés. Cela devrait se poursuivre, selon le « roadmap » (feuille de route) obtenu par l’expertise, qui « démontre l’existence de prévision » sur une baisse des effectifs.

Dans cette situation, la direction aurait dû, selon l’expert, ouvrir une consultation auprès des représentants du personnel, comme le prévoit la loi pour tout projet de restructuration. Cela n’a pas été le cas à Mobipel.

Cette situation interpelle d’autant plus, note le rapport, « que le groupe Iliad est en très bonne santé économique » et réalise « des niveaux de marge tout à fait exceptionnels » (35 % de marge Ebitda au premier semestre 2017). Un profit en progression moyenne de 16 % par an depuis le lancement de Free mobile, en 2012.

Free a également empoché en 2016 un chèque de 4,1 millions d’euros au titre du crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE), pour l’ensemble de ses salariés des relations client, dont 590 000 euros pour le seul centre de Colombes.

Ce qui transparaît en filigrane, c’est une orientation stratégique plus globale pour le quatrième opérateur français. Free avait choisi d’installer 5 de ses 7 centres d’appels en France lorsqu’il a obtenu l’ouverture d’une quatrième licence l’autorisant à se lancer dans le mobile. Un choix qui lui permet de se targuer de créer des emplois en France. Mais l’évolution des effectifs tend à modifier cette réalité.

Les effectifs des centres d’appels marocains progressent (+ 16 % depuis 2012), tandis que « les effectifs France de [la branche relations abonnés d’Iliad] sont en diminution depuis 2016 et surtout en 2018 (– 8 %) », apprend-on dans l’expertise.

L’expert comptable livre également des données intéressantes pour comprendre le modèle low cost de l’opérateur : le poids des frais de personnel largement inférieur à celui de ses concurrents.

© Politis

Free se distingue aussi dans sa façon de coopérer avec le cabinet comptable. Ce dernier évoque les « difficultés à démarrer [sa] mission » d’information-consultation, pourtant encadrée par le Code du travail, et les relances incessantes qu’il a dû déployer pour obtenir les documents de la direction du centre d’appels. « Aucun document de nature stratégique » n’a, finalement, été transmis à l’expert, ni le moindre plan prévisionnel. La direction, qui n’a pas souhaité répondre à nos questions, affirme que ces documents n’existent pas. Aussi étonnant que cela puisse paraître dans une entreprise de cette dimension.

Économie Travail
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