Valeurs mutualistes : la Macif n’assure plus

La mutuelle abandonne la réduction du temps de travail à 31 h 30 et adopte des méthodes de management par la performance. Syndicats et inspection du travail sonnent l’alarme.

Erwan Manac'h  • 24 janvier 2018 abonné·es
Valeurs mutualistes : la Macif n’assure plus
© photo : James Hardy/PhotoAlto/AFP

L e mutualisme, c’est toi, c’est moi, c’est nous. Tous solidaires.» À la Macif, l’étendard mutualiste se porte haut et fier dans les clips promotionnels. Pourquoi s’en priver ? Les valeurs de solidarité héritées de la Résistance ont encore une belle cote de popularité, et la Macif, fondée en 1960 sur le modèle des mutuelles dites « 45 » (partage du risque, prévention et haut niveau de protection), jouit elle aussi d’une bonne image. Ce discours a pourtant du mal à passer chez une partie grandissante de ses 10 000 salariés.

Car la mutuelle, l’une des rares entreprises à avoir réduit son temps de travail en dessous de 35 heures par semaine au moment des lois Aubry de 1999 [1], s’apprête à rompre avec cette singularité. Un accord d’entreprise doit remodeler le « modèle social » pour le caler sur la tendance du moment : individualisation des salaires, accent sur la performance, glissement vers une culture commerciale plus agressive… Nombre de salariés craignent que cette mutation, si elle est trop brutale, crée des situations de grande souffrance, comme on l’a vu dans les anciens services publics, notamment.

Les signaux d’alarme se multiplient déjà. En particulier dans le plus grand centre d’appels du groupe, à Ris-Orangis, dans l’Essonne, où s’affairent quelque 160 téléconseillers. L’inspection du travail, qui est intervenue sur le site en novembre 2015 après qu’un salarié eut manifesté des « intentions suicidaires », constate une « dégradation des conditions de travail au cours de ces dernières années » et relève une « profonde souffrance au travail ressentie par la totalité des salariés rencontrés ». Dans une mise en demeure datée d’août 2017, que Politis a pu consulter, elle alerte même sur une situation « dangereuse pour la santé physique et mentale des salariés ».

Les téléconseillers qui gèrent les demandes d’informations et les déclarations de sinistre passent sept heures par jour au téléphone, avec huit secondes entre deux appels et des pauses de quinze minutes chronométrées. Ils doivent fournir à leur manager un « reporting » quotidien de leurs chiffres de vente, sont tenus par des objectifs précis (400 rendez-vous et 80 assurances automobiles par an, par exemple) et doivent viser, quelles que soient les circonstances, un taux de 90 % des appels pris avec moins de trois minutes d’attente. Ce qui les conduit à enquiller les appels au pas de charge.

Certes, le taux de démission reste faible dans les centres d’appels de la Macif en comparaison avec d’autres secteurs, mais, sur certains sites, le taux d’absentéisme laisse songeur. Entre 2012 et 2015, il est ainsi passé de 10 à 20 % à Ris-Orangis et à Niort, où les pratiques managériales sont jugées « inappropriées » et « hétérogènes » par un cabinet d’experts diligenté en 2016.

Contactée par Politis, la direction nous a répondu qu’elle « ne souhaite pas s’exprimer sur ces sujets ». Depuis la mise en demeure de l’inspection du travail, elle serait, selon nos informations, en train de revoir sa gestion des plannings comme de l’espace et songe à modifier le « dimensionnement » du plateau. Mais, sur ce site comme ailleurs à la Macif, le problème semble plus profond. « Il n’y a plus de gestion de l’humain. Ce sont les flux qui comptent », affirme, sous couvert d’anonymat, une salariée qui cumule vingt années d’expérience.

Ces inquiétudes résonnent en pleine négociation de l’accord d’entreprise sur le modèle social, validé dans ses principes le 21 décembre par les syndicats majoritaires (CFDT et CFE-CGC). Cet accord allongera le temps de travail de 31 h 30 à 35 heures hebdomadaires pour les volontaires, moyennant 8 % d’augmentation de salaire pour une augmentation du temps de travail de 11 % [2]. Afin, selon la direction, d’ouvrir les agences jusqu’à 20 heures pour coller aux nouvelles habitudes des clients, et d’aligner le « coût du travail » sur celui de ses concurrents.

« Certaines lignes reculent, certes ; les choses changent, mais nous restons sur un contrat social de haut niveau. Nous devons accompagner les changements pour ne pas être confrontés à des problèmes sociaux à l’avenir », juge Manuel Pinto, délégué CFDT. Le secteur, en effet, connaît une refonte globale et se livre à une concurrence féroce (lire ici). _« On ne pouvait pas garder des statuts sociaux conçus à une autre époque », affirme, le 22 décembre, Benoît Serre, DRH du groupe, dans les colonnes de La Nouvelle République. Même si la Macif, un gros du secteur avec 5,3 millions de sociétaires, dégage 186 millions d’euros de bénéfices en 2016 ? « Le marché se transforme rapidement ; si la Macif ne suit pas, elle aura des soucis importants dans une dizaine d’années », estime Cyrille Chartier-Kastler, de Facts & Figures, un cabinet spécialiste de l’assurance.

Ce discours chagrine les salariés les plus anciens, qui se souviennent d’une époque où la Macif avançait en partenariat avec les autres mutuelles. « On se laisse emporter par un emballement de la pensée capitaliste. On se mène une concurrence à outrance au lieu de s’allier, regrette Cyril Coste, représentant CGT des salariés au conseil d’administration. L’héritage mutualiste est totalement remis en question. » Nombre de salariés partagent ce constat amer. Parce que la Macif commercialise des contrats d’assurance de plus en plus individualisés, à rebours du principe de solidarité entre sociétaires, qui prévaut théoriquement dans une mutuelle (lire ici). Et parce qu’elle emploie des méthodes de management calquées sur celles de ses concurrents non mutualistes.

Les conseillers, plus qu’avant, sont tenus de « faire du chiffre ». S’ils ne sont pas officiellement commissionnés sur leurs ventes, leurs résultats à l’année déterminent les augmentations de salaire… individuelles. Le futur accord devrait accroître cette pression, réduisant progressivement le montant des augmentations collectives, indexées sur l’ancienneté, au profit d’augmentations au mérite [3]. « Tout ça est à l’appréciation du manager, il y a une part de subjectivité, et l’enveloppe est fermée », regrette Mathieu Cornillaud, de FO, syndicat non représentatif, opposé à l’individualisation des salaires. À cela s’ajoute une pression constante au résultat. Notamment par le biais d’animations « ludiques », avec déguisements, gages ou bonifications, destinées à « challenger » les équipes. « Une organisation du travail qui pousse les téléconseillers à se faire concurrence », soupire un syndicaliste.

Doucement mais sûrement, les conseillers voient leur métier se transformer. « Ils deviennent de plus en plus des commerciaux », déplore Annie Lafarge, déléguée nationale CGT. Un constat établi dès 2014 par le cabinet Émergence, mandaté par le comité d’hygiène et de sécurité des centres d’appels de la Macif. Le travail est recentré « sur la nécessité de vendre les produits les plus rentables, au détriment d’une prérogative de “conseiller”, pointait l’expertise. Un recentrage vécu au mieux comme un manque de reconnaissance, au pire comme un déni des savoir-faire ».

L’esprit mutualiste semble bien loin quand cette pression pousse les « conseillers-vente » à multiplier les « ventes additionnelles » en proposant des contrats en « package » à des sociétaires de plus en plus communément nommés « clients ». « Dans les années 1990, il était formellement interdit d’employer ce terme », se souvient une conseillère qui affiche 23 ans d’ancienneté.

Selon de nombreux témoignages de salariés, ces méthodes commerciales créent du ressentiment, notamment lorsque les « clients » s’estiment mal informés. Et c’est malheureusement en agence qu’explose parfois la colère, d’où une recrudescence des incidents dans certaines antennes. Avec un niveau préoccupant dans quatre départements d’Île-de-France (75, 92, 93 et 94) : pas moins de 50 agressions ont été signalées en 2016, deux fois plus qu’en 2014. Et les syndicats en dénombraient déjà 89 à la fin septembre 2017 [4].

La direction refuse de commenter ces informations, mais, aux dires des salariés, plusieurs facteurs expliquent ce durcissement. D’une part, un glissement des comportements des sociétaires. D’autre part, les conséquences d’une stratégie de l’entreprise consistant à gérer les sinistres à distance, afin d’orienter davantage les agences vers le commercial. « Or, une grosse part des visites en agence concernent des sinistres. Nous devons donc répondre aux sociétaires que “nous allons les rappeler”. Cela génère des tensions », témoigne Annie Lafarge. « Nous sommes moins techniques, et les sociétaires le sentent », soupire aussi une télé-conseillère, qui regrette la baisse du nombre de formations et la teneur de ces dernières, visant désormais prioritairement les compétences commerciales.

Même si la direction a mis en place un point d’écoute téléphonique pour les salariés victimes d’incivilités et intervient dans les agences touchées (vigiles, formations, vitres teintées, vidéosurveillance, etc.), cela n’a pas suffi, pour l’heure, à calmer la colère des salariés.

Ce tableau plonge donc la mutuelle en plein doute. « Oui, les conditions de travail se sont dégradées. Oui, il y a une perte de sens. Mais la Macif n’a pas perdu ses valeurs et reste beaucoup plus profondément ancrée sur le conseil » que ses concurrents, juge de son côté Manuel Pinto, à la CFDT.

La CGT est, quant à elle, dans une situation ambivalente. Elle siège au conseil d’administration (CA) de la Macif, au nom de la gestion démocratique de la mutuelle qui « appartient à ses sociétaires », comme le martèlent les clips publicitaires. Le CA est en effet composé de sociétaires élus par leurs pairs, de syndicalistes désignés par leur confédération en proportion de leur représentativité nationale et de trois représentants du personnel. Or, dans ce conseil d’administration, « gardien du temple », les administrateurs désignés par la CGT ont validé l’évolution du modèle social, alors que le représentant CGT des salariés au sein du même CA s’y était opposé. « Ils votent la majorité des projets portés par la direction, car le consensus est un principe de base du partenariat [entre les administrateurs, NDLR]_, mais aussi parce que nous ne sommes pas sur la même longueur d’onde en ce qui concerne la gestion économique et sociale de l’entreprise »_, constate Cyril Coste, administrateur CGT désigné par les salariés. D’autant plus que le conseil d’administration se cantonne à un rôle de surplomb, qui arbitre les grandes lignes et parle peu des méthodes de management.

Ce qui transparaît également, enfin, c’est la difficulté de sauvegarder les ambitions d’une entreprise sociale et solidaire lorsque celle-ci grossit et que ses pionniers passent la main.

[1] En échange d’une baisse de cotisations et d’un gel des salaires pour trois ans, ce qui avait suscité, à l’époque, l’opposition de la CGT et de FO.

[2] Plus une augmentation de l’épargne retraite de 1 % à 2,8 % et une mesure pour l’épargne salariale (400 euros).

[3] Les augmentations automatiques, 1 % par an pendant 35 ans, marque de fabrique des mutuelles, seront ramenées à 15 ou 20 ans avec l’accord en cours de finalisation.

[4] Les chiffres de 2017 incluent les départements du Val-d’Oise, d’Essonne et du Val-de-Marne, où le nombre d’incidents est toutefois infime, selon la même source.

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