Gilles Kneusé, le théâtre au scalpel

Ce chirurgien devenu acteur publie Par cœur, un récit personnel autour de Minetti, une pièce de Thomas Bernhard dans laquelle il a joué. Une remarquable réflexion sur le monde de la scène.

Jean-Claude Renard  • 28 février 2018 abonné·es
Gilles Kneusé, le théâtre au scalpel
© photo : DR

Je n’ai pas toujours pratiqué la médecine, cette merde. » Cinglante, la formule est de Céline, dans le prologue de Mort à crédit. Ce n’est pas tant un dégoût qui s’exprime chez le narrateur à ce moment-là qu’une défaite intime face à la fin de sa vieille bignolle, sa concierge, que lui, médecin, n’a pas réussi à sauver, écœuré alors par sa lutte âpre avec la Faucheuse. Pour Gilles Kneusé, d’abord chirurgien, puis généraliste, avant de tourner la page pour la scène, « cela reste un beau métier, mais aussi un geste difficile au quotidien, entre la chair et le couteau. On est tous les jours avec son bistouri pour éventrer. Et quand on est médecin, on le reste toujours plus ou moins, même si l’on exerce un autre métier. C’est peut-être particulier à la profession. » De fait, « la médecine est une amie fidèle et coriace », écrit-il, dans son premier récit, publié aujourd’hui, Par cœur.

Un récit articulé autour d’un soir de 2009, lors de la première de Minetti, de Thomas Bernhard, dans laquelle le metteur en scène, André Engel, lui avait donné un rôle. La pièce, rédigée en 1977, est un hommage à Bernhard Minetti, le seul comédien, selon le dramaturge autrichien, apte à jouer son théâtre. Sur scène, un vieil acteur qui prétend avoir rendez-vous avec un directeur de salle pour jouer le Roi Lear, rôle qu’il répète à l’envi et à part soi depuis trente ans. On y retrouve tout le comique atrabilaire de Bernhard, son goût pour l’exagération, ses principes à l’emporte-pièce, son regard aiguisé, acerbe, son pessimisme rehaussé de touches de désespoir. C’est un soir de Saint-Sylvestre dans un vieil hôtel d’Ostende où vont seulement débouler une femme accrochée au champagne, une minette espérant son amoureux, un bagagiste, des fêtards embourbés dans l’alcool, un nain costumé et le portier de l’hôtel, son registre à la main.

À Gilles Kneusé de jouer le portier face à ce qu’on appelle un « monstre sacré » du théâtre (et du cinéma), engoncé dans la folie de son personnage et embourbé dans les troubles de sa mémoire, trébuchant sur le texte. À lire Minetti, il y a de quoi, « avec ses retours à la ligne en milieu de phrase et sa ponctuation particulière, observe, avec sa voix grave et chaleureuse, Gilles Kneusé, un sourire sur la frange du regard. On sait que Thomas Bernhard n’aimait pas les comédiens. Cette pièce en est un exemple. C’est comme s’il leur mettait des bâtons dans les roues, des embûches. Il casse systématiquement ses phrases. À mémoriser, il n’y a pas pire. Pour les comédiens, c’est une chienlit ! ».

Kneusé ne fera pas seulement le portier mais aussi le souffleur. C’est le fil rouge de Par cœur (et ce qui justifie son titre), sans que jamais ne soient nommés le fameux acteur ni le metteur en scène. Texte sur la mémoire, une mémoire qui fonctionne par associations, une odeur, une musique, autant d’associations qui vont culbuter le passé dans le présent, et inversement. Le récit de Gilles Kneusé contient plusieurs textes dans le texte. Celui de ce comédien âgé, butant sur les mots, sur les gestes, déroutant la mise en scène et ses partenaires ; celui du narrateur, agençant un discours entre son propre rôle, celui de souffleur par nécessité et son expérience de médecin chirurgien. Il y ajoute encore ses réflexions sur le théâtre.

Dans une construction ingénieuse, Kneusé opère par glissements, quinconces, évocations, inserts et tiroirs. Un jeu de l’oie jubilatoire, au phrasé exigeant ; une langue qui s’avance au scalpel de mage, au fil d’un récit dynamique. Et ce soir de première qui occupe l’espace principal de Par cœur, « ce soir comme tous les autres », confie maintenant Gilles Kneusé (il y aura plus de quatre-vingts représentations de Minetti), se joue « la synthèse de deux trajectoires ; celles du toubib et du comédien, l’une éclairant l’autre. Une synthèse qui va au-delà du théâtre pour entrer dans l’aventure humaine ».

Retour en arrière. Ou plutôt lever de rideau. Gilles Kneusé naît en 1961 d’une mère au foyer et d’un père comédien, animateur de radio puis réalisateur de documentaires, travaillant notamment avec Pierre Desgraupes et Pierre Dumayet. À 18 ans, il apprécie la chimie et les sciences naturelles. Vocation zéro. Importe peu. Un soir d’« Apostrophes », il regarde, fasciné, Alexandre Minkowski et Paul Milliez, et s’inscrit en médecine. « J’aime bien les études. Là, avec au moins sept ans devant moi, j’étais servi ! » Les années s’enquillent, non sans mal pour le carabin. « J’ai connu des cas où l’on m’a demandé de me servir de certains patients que j’avais côtoyés comme objets d’expérimentation. Il m’est arrivé aussi de refuser d’aller aux autopsies de personnes que j’avais suivies. Je n’avais pas envie de les voir découpées en morceaux sur une table. » Il n’empêche, au fil des services, il lit la médecine chirurgicale comme « un tour de magie, propice à réparer les corps ».

Parallèlement à l’internat, le jeune homme entre au Conservatoire, alterne les gardes et les stages. Chirurgien, il poursuit sa marotte, théâtreux en amateur, et joue deux à trois spectacles par an. « On s’arrangeait dans les horaires ; à 19 heures, j’étais libéré. » Au gré des opportunités et des hasards, il est nommé chef de clinique et marne quinze heures par jour. Dans un intermède, le théâtre toujours en fond de caboche, il suit un stage auprès de Gérard Desarthe. « Un mois de rêve » avant de jouer Electre, de Giraudoux.

La clinique lui propose un poste ad vitam aeternam, mais c’est déjà trop tard. Il a choisi la scène. « Ce n’est pas avec la médecine que j’ai eu des réticences, mais avec les médecins. Ce n’était pas mon milieu. Parce qu’il existe deux types de médecins : ceux qui en connaissent la cuisine, les codes, et ceux qui débarquent avec leur imagination, comme moi. J’avais aussi beaucoup de mal avec cette vie, son côté notable, calibré, avec ses horaires. C’est pas loin du sacerdoce. Quand on a d’autres envies, ça devient impossible ! » Surtout, à presque 40 ans, il sait qu’il est « à peu près à la mi-temps, si tout va bien ». Il exerce alors en chirurgie pédiatrique, et la naissance de son fils « accélère les choses dans cette crise de la quarantaine. Si j’ai envie de faire un autre truc, c’est maintenant ».

Dans un premier temps, Gilles Kneusé assure des remplacements, se fait médecin de campagne sur les terres de Bretagne. Et croise la route d’André Engel. Rencontre déterminante avec le metteur en scène. « Sans lui, je serais peut-être encore médecin », suppose celui qui raccroche définitivement bistouri et stéthoscope en 1999. Changement de partenaires de jeu et de train de vie. « Plutôt que d’avoir une voiture, on a un scooter, mais j’ai préféré une liberté totale. »

S’il joue sous la direction de Patrick Pineau ou de David Géry, il enchaîne les pièces avec André Engel. Woyzeck (Büchner), Le Jugement dernier (Von Horvath), La Petite Catherine de Heilbronn (Kleist). « Ce n’est pas un acteur ordinaire, relève le metteur en scène, mais un être à part, attentif, apaisant, talentueux. Un elfe doué. Avec un background que peu d’acteurs possèdent et une modestie étonnante. Chirurgien n’est pas un métier anodin. Ça donne une assise. Mais il est d’autant plus remarquable, avec son naturel, qu’il ne le fait jamais sentir. »

Pendant presque dix ans, après son double rôle dans Minetti, Kneusé va méditer l’idée d’écrire autour de cette singulière expérience, hésitant « par égard » pour le monstre sacré, « pour son goût du silence, sa pudeur ». Jusqu’à ce que le grand acteur, qui l’avait baptisé « docteur d’humeur et de mémoire », confesse dans un livre sa mémoire en vrac, « sa douleur de ne plus pouvoir jouer ». Une confession sonnant la permission de raconter.

Et de s’interroger alors sur ce personnage empêtré dans les tringles du texte. Le fait-il exprès ou vit-il les premiers stigmates de la dégénérescence ? L’un n’empêche pas l’autre. Se foutrait-il du monde ? C’est là que Par cœur prend une autre dimension, quand l’auteur dessine le distinguo entre jouer, en français, et recitare, en italien. Littéralement, giocare, en italien, c’est s’amuser, ce n’est pas recitare. Et de pointer une réflexion de Marcello Mastroianni : « Je soutiens que ce métier est fait pour s’amuser. » Pour le grand acteur, qui refusait de porter une oreillette, la seule manière de sortir de ce piège fut justement de giocare, et non recitare, Bernhard. « Il en a fait une force, un support de jeu, note Gilles Kneusé. Bien s’amuser au théâtre, c’est très sérieux. Le théâtre, comme tous les arts, c’est essentiel, mais ce n’est jamais grave, même si c’est très dur de s’amuser devant six cents personnes. » Cet été, de nouveau avec André Engel, Gilles Kneusé compte bien s’amuser avec une adaptation libre du Faiseur de théâtre, une autre gueulerie de Thomas Bernhard.

Par cœur, Gilles Kneusé, éd. Mauconduit, 160 p., 15 euros..

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