Kosovo : Une soif de renouveau

Rejet des partis traditionnels, désir d’ailleurs et volonté de changement : la jeunesse du pays aspire à écrire une nouvelle page.

Hugo Boursier  • 21 février 2018 abonné·es
Kosovo : Une soif de renouveau
© photo : Une foule joyeuse fête l’indépendance du pays à Pristina, le 17 février.Hervé Bossy

L’heure était à la fête dans Pristina, le 17 février. Dix ans après la proclamation unilatérale d’indépendance du Kosovo, les lampadaires de la capitale étaient pavoisés de ballons jaunes et bleus, aux couleurs du drapeau national, des jeux de lumière égayaient les façades et des concerts animaient l’artère principale de la ville, le boulevard Mère-Teresa, du nom de la célèbre religieuse d’origine albanaise.

Sur le parcours de la foule joyeuse, quelques militaires de la Kfor, l’opération de maintien de la paix mandatée par l’Otan, se laissent parfois prendre en photo par des passants. Car, si l’indépendance du pays est reconnue par plus de 110 pays, dont trois membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU (États-Unis, Royaume-Uni et France), il ne possède toujours pas d’armée et ses institutions restent encore en construction. Il y a dix ans, l’Union européenne installait sa mission Eulex visant à promouvoir l’État de droit, en facilitant l’acquisition par le Kosovo des compétences nécessaires dans les domaines de la justice, de la police et des douanes. Car tout était à faire, après que cette région, peuplée majoritairement d’Albanais, fut ostracisée lorsqu’elle était sous contrôle de la Serbie. Depuis, c’est l’ONU – via son opération de maintien de la paix (la Minuk), puis Eulex – qui encadre l’évolution du pays.

Un tribunal spécial à haut risque

Quelles conséquences politiques aura l’action du tribunal spécial chargé d’enquêter sur les crimes de guerre commis par l’UÇK, la guérilla albanophone, entre 1999 et 2000 ? Le Président du Kosovo, Hashim Thaçi, son Premier ministre, Ramush Haradinaj, et le président sortant de l’Assemblée pourraient être incriminés pour des exactions commises contre les Serbes et les Roms dans l’immédiat après-guerre. Cette juridiction, qui prend la suite du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), fermé depuis décembre dernier, est composée de magistrats internationaux. Ils se fonderont, entre autres, sur le rapport remis au Conseil de l’Europe en 2010 par le député suisse Dick Marty, lequel a enquêté sur cette période trouble. Installé à La Haye, afin de protéger les témoins qui pourraient être menacés, mais appartenant à la juridiction kosovare, le tribunal est la cible d’attaques récurrentes. Le 22 décembre dernier, 43 députés, emmenés par le chef du parti au pouvoir (PDK) souhaitaient abroger l’article constitutionnel qui permet son activité.

Derrière les sourires, dans les ruelles de la ville, la déception est grande à l’égard de la classe politique et de ces missions internationales. « Eulex a échoué dans sa lutte contre la corruption. Les Kosovars avaient beaucoup d’espoirs dans cette mission. Ce qui laisse à penser que l’argent dépensé par l’Union européenne n’est pas distribué de la manière la plus profitable pour le peuple », regrette le sociologue Avni Rudaku, sur le campus universitaire de Pristina. La situation économique du pays est très fragile : 26 % de la population est au chômage et 17 % vit sous le seuil de pauvreté, selon l’Agence de statistiques nationale [1]. Ce qui en fait le pays le plus pauvre d’Europe. « Au Kosovo, adhérer à un parti est la meilleure manière de trouver un emploi, et l’administration est l’entreprise qui embauche le plus. Résultat : le rapport à la politique relève soit du rejet, soit du clientélisme », poursuit Avni Rudaku.

Difficile pour les moins de 30 ans, qui représentent la moitié de la population, et dont plus de 50 % sont au chômage, d’imaginer des perspectives d’avenir. « Nos dirigeants ne sont pas intéressés par nos problèmes. Ils sont tous corrompus. Nous sommes fatigués de tout ce système », critique un jeune homme.

Une chance, avec Vetëvendosje (« Autodétermination ») ? Fort de ses jeunes représentants, la formation de centre-gauche, créée en 2004 par Albin Kurti, souhaite faire souffler un vent de renouveau au sein d’une classe politique encore marquée par son passé trouble : le Président actuel, Hashim Thaçi, et le Premier ministre, Ramush Haradinaj, ont tous les deux joué un rôle actif au sein de l’UÇK, l’Armée de libération du Kosovo, qui a combattu contre les Serbes pendant la guerre. Ils pourraient être visés par le tribunal spécial qui enquête sur cette période (voir encadré).

Créé dans le sillage du Réseau d’action pour le Kosovo (KAN), un mouvement citoyen, Vetëvendosje se démarque de ses concurrents, notamment par son refus de s’associer à d’autres formations lors des scrutins. Une stratégie qui s’est révélée payante. En juin 2017, lors des législatives anticipées, il est devenu le premier parti d’opposition en obtenant 31 sièges sur 120 à l’Assemblée nationale. « Les partis, on les a tous essayés, et ils sont dirigés par les mêmes depuis dix ans ! Lassés, les électeurs ont voulu un renouveau », analyse Tanju ŞErif, un étudiant de Pristina. Ce changement sur la forme s’accompagne aussi d’une autre manière de communiquer, apprécie Migjen Fazliu, lui aussi étudiant. « Ils affichent un programme clair qu’ils s’efforcent de rendre accessible à tous. » Aux dernières élections municipales, en novembre 2017, Vetëvendosje a remporté la mairie de Pristina (pour la deuxième fois) ainsi que celle de Prizren, deuxième ville du pays. Le maire de la capitale, Shpend Ahmeti, a répondu à certaines priorités des habitants, comme l’accès permanent à l’eau potable, et a promis la construction de nouvelles crèches lors de son nouveau mandat.

Si Vetëvendosje est parvenu à s’ancrer à l’échelon local, sa position vis-à-vis de l’Union européenne (UE) pourrait en revanche ne pas convaincre tous ses sympathisants. Le parti s’est toujours montré critique à l’égard de la manière dont Bruxelles encadre le dialogue entre Pristina et Belgrade. Le but de l’UE est de dissoudre le principal blocage à la pleine reconnaissance internationale du statut d’État pour le Kosovo, que la Serbie continue de considérer comme une de ses provinces. Belgrade se dit prête à lâcher prise en échange de la création d’une Association des communes serbes au nord du Kosovo, territoire où les Kosovars d’origine serbe sont majoritaires. Perspective implicite : créer une enclave sécessionniste à l’intérieur du Kosovo, comme elle l’a fait en Bosnie avec la Republika Srpska.

Dessein nacceptable pour Vetëvendosje, qui dénonce déjà l’ingérence de la Serbie dans les institutions kosovares. Or, la signature d’un accord avec Belgrade est, avec la résorption de la corruption, l’une des deux conditions posées par Bruxelles en préliminaire à une potentielle intégration du Kosovo à l’UE. Le parti se déclare pourtant disposé à collaborer avec l’UE dans la perspective d’une intégration, « mais pas à n’importe prix », affirme Migjen Fazilu. Si elle était perçue comme un frein au processus d’adhésion, la position de Vetëvendosje pourrait lui coûter la désaffection d’une jeunesse avide de voir les portes s’ouvrir pour être considérée comme pleinement européenne.

Quoi qu’il en soit, son programme socio-économique a valu une forte audience au jeune parti politique. Depuis sa création, il n’a eu de cesse de critiquer les privatisations qui ont entravé la constitution d’un État fort. Cette onde libérale balaye d’ailleurs l’ensemble des Balkans. Ce sont aussi les secteurs de l’industrie et de l’agriculture que souhaite réformer Vetëvendosje : le Kosovo importe presque dix fois plus qu’il n’exporte, en valeur, une dépendance extérieure où l’UE compte à hauteur de 40 %. « La jeunesse veut un pays stable, des perspectives économiques, un système judiciaire effectif et de meilleurs services de santé. Le peuple aspire à une nouvelle politique, il est écœuré par l’enrichissement personnel et familial des leaders. Si l’Europe peut répondre à ces attentes, alors la majorité sera favorable à l’adhésion », considère un observateur kosovar.

Mais quel est l’avenir d’un programme national de gauche, s’il est soumis aux obligations de Bruxelles ? « Certes, l’intégration européenne pourrait jouer un rôle crucial dans le projet de Vetëvendosje de construire un État-providence fort. Mais pour y accéder, le pays se devra de créer une économie compatible avec la politique néolibérale de l’UE, analyse le politologue Shkodran Ramadani. Dans l’état actuel des choses, à mesure que le Kosovo progressera dans l’intégration, les leviers qui permettront à l’État de contrôler l’économie iront en s’affaiblissant, et les ressources disponibles pour une politique sociale seront sévèrement limitées. Le cas de Syriza, en Grèce, a montré qu’il était presque impossible de s’opposer à l’UE sur le terrain des mesures d’austérité. » Cet entonnoir idéologique a d’ailleurs entraîné des divisions importantes au sein de Vetëvendosje. Il y a deux mois, Visar Ymeri et Aida Dërguti, respectivement président et vice-présidente du parti, ont annoncé leur démission, suivis par de nombreux sympathisants, reprochant des pratiques autoritaires au fondateur et nouveau président Albin Kurti.

De quoi décourager un peu plus les jeunes, qui aspirent intensément à plus de liberté et refusent en grande partie les manœuvres politiques d’un système lesté par le passé. Comme la corruption caractérisant le pouvoir de Thaçi et Haradinaj, qui ont tous les deux forgé leur carrière politique sur leur image d’anciens combattants pour l’indépendance du pays. Ou le rôle de l’Albanie, qui domine encore largement la construction d’une identité kosovare plus autonome. Le mouvement Vetëvendosje affirme d’ailleurs qu’il organiserait, s’il parvient au pouvoir, un référendum pour que la population se prononce sur un éventuel rattachement à l’Albanie.

À ce climat politique peu motivant, s’ajoute l’impact de la situation économique, qui suscite une forte émigration. En 2015, entre 100 000 et 150 000 Kosovars – plus de 5 % de la population totale ! – ont quitté le pays pour chercher un avenir meilleur. Il est ainsi courant d’entendre dire qu’il existe un deuxième Kosovo en dehors de ses frontières, alors même que ces ressortissants doivent obtenir un visa pour voyager dans la plupart des pays, et notamment dans l’Union européenne, qui n’applique pourtant plus cette exigence aux autres anciennes républiques de l’ex-Yougoslavie. Beaucoup de jeunes Kosovars se sentent donc particulièrement isolés.

Cette jeunesse en attente d’un autre récit pour son avenir peut-elle l’écrire elle-même ? Besa Luci, cofondatrice du média progressiste Kosovo 2.0, veut le croire. Dans un éditorial publié la veille du dixième anniversaire de l’indépendance, elle entend s’extraire de cet air du temps délétère. « J’entend régulièrement : “Peut-on arrêter de parler de la guerre de 1998-1999 ? Peut-on aborder des sujets plus positifs ?” […] La jeunesse n’accepte plus le destin qui lui est servi. La nouvelle génération s’interroge et veut affronter tous les obstacles qui se trouvent sur son chemin. Elle n’est pas là pour maudire l’État et ses méfaits, mais pour participer activement aux débats, de manière constructive, pour que la situation du pays s’améliore. »

[1] Qui se fonde sur des données contestées. Le chômage atteindrait 45 %, selon d’autres observateurs.

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