Lars Norén à la Comédie-Française : Dernier souffle

Lars Norén met en scène sa propre pièce Poussière à la Comédie-Française. Une fresque exceptionnelle, entremêlant le plus trivial et le plus noble, transcrite par des comédiens sidérants.

Gilles Costaz  • 21 février 2018 abonné·es
Lars Norén à la Comédie-Française : Dernier souffle
© photo : Martin Skoog

La première hantise de l’écrivain suédois Lars Norén, c’est sans doute la souffrance des hommes. Repéré autrefois comme une sorte de Pinter nordique, d’observateur aiguisé de la déchirure conjugale, il s’est révélé, au fil des ans et des œuvres (qui sont nombreuses), comme un poète amoureux des marginalités, un observateur tendre de la douleur et de la férocité humaines. Il n’y a sans doute pas de pièce plus bouleversante sur la tragédie intime des drogués que Catégorie 3.1, et peu de drames sur les malades mentaux aussi nimbés de douceur que Kliniken. Avec un vrai courage, l’administrateur général de la Comédie-Française vient d’inviter Norén à mettre en scène l’un de ses textes salle Richelieu. Nous voilà dans l’audace et l’au-delà du miroir social.

Cela s’appelle Poussière. Un titre qui renvoie à la Bible, mais Norén est aussi athée que christique ! L’action se passe dans un monde contemporain déjà gauchi par l’obsession de la mort et un style légèrement symboliste. En bord de mer, un hôtel accueille une série de touristes, qui sont tous des habitués. Ils viennent là depuis des années, et ils sont si fatigués qu’ils pourraient mourir sur place. Ils ont encore l’énergie de parler, d’affirmer hautement leurs petites vérités, d’avoir quelques gestes d’amour, de se replier dans leur carapace ou bien de se battre comme des chiffonniers avec leurs voisins.

Les journées passent, mornes, vides. Un couple mime l’entente éternelle alors que l’épouse n’a jamais aimé son mari, un homme seul s’en prend à l’un des vacanciers parce qu’il ne se remet pas de la mort lointaine d’un fils, un pasteur affadit gentiment la parole de Dieu, beaucoup s’accrochent à des banalités, une femme âgée balance en contrepoints des phrases assassines ou insolites (« un homme se masturbe pendant qu’un ours polaire tente de survivre sur sa banquise » ). Ils sont assis, ou marchent lentement, quittent leurs vêtements, se souviennent d’un amour perdu ou d’une enfance presque effacée. Autour d’eux tournoie une mendiante, dont ils n’ont que faire, et une jeune fille un peu débile qui a pourtant la beauté et la bonté d’un ange.

Depuis Beckett, on a vu au théâtre beaucoup de « fins de partie », de dernières parades avant la mort ou d’ultimes combats d’écorchés vifs luttant comme des boxeurs sonnés. Mais, chez Norén, il y a un sens de la fresque qu’on voit rarement ailleurs. C’est tout un tableau qu’il peint, d’une patte à la fois médiévale et moderne, entremêlant le plus trivial et le plus noble, éclatant de rire soudain pour n’être pas sans cesse dans l’émotion. Sa mise en scène fonctionne comme son écriture : elle glisse d’un personnage à l’autre, déplace sa lumière en donnant différentes valeurs à ce qui est proche et à ce qui est lointain. Le sol est caillouteux, la terrasse et la plage sans grâce, les habits grisâtres, le soleil voilé. Les vacanciers sont assis sur de minables chaises de jardin pliables, qu’ils emportent et plantent ailleurs dans l’espace, sans trop de logique et de raison.

Tout n’est pas encore parfait dans un spectacle que l’auteur a travaillé, corrigé jusqu’au dernier moment. L’utilisation de rideaux translucides, par exemple, semble inutile puisque, au contraire, les acteurs sont à nu, sans truc de théâtre. Il y a peut-être un dernier souffle, un fil plus tendu à trouver à la fin de la soirée. Mais l’ensemble est d’une beauté cardiaque exceptionnelle, transcrite par des comédiens sidérants de simplicité automnale tels que Didier Sandre, Hervé Pierre, Anne Kessler, Dominique Blanc, Christian Gonon, Alain Lenglet, Françoise Gillard, Martine Chevallier, Bruno Raffaelli, Danièle Lebrun, Gilles David… Tous nous placent là où vie et mort, bonheur et malheur cessent de se contredire.

Poussière, Comédie-Française, Paris, 01 44 58 15 15. En alternance, jusqu’au 16 juin.

Théâtre de Lars Norén aux éditions de l’Arche (traduction d’Aïno Hoglund).

Théâtre
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