En Russie, les ONG, « agents de l’étranger »

Depuis 2012, une loi spécifique vise à étouffer les associations russes. Un « rouleau compresseur » dont a notamment été victime l’Alliance des femmes du Don. Témoignage.

Lena Bjurström  • 14 mars 2018 abonné·es
En Russie, les ONG, « agents de l’étranger »
Valentina Cherevatenko, présidente de l’Alliance des femmes du Don, a risqué la prison.
© Benjamin Girette

Plus de cinq ans ont passé depuis l’entrée en vigueur de la loi relative aux « agents de l’étranger ». Selon ce texte, toute « organisation non commerciale » recevant, même partiellement, des financements étrangers et exerçant des « activités politiques » doit être inscrite sur un registre spécifique. Et, en conséquence, rendre des comptes toujours plus régulièrement. Selon Amnesty International, 148 ONG ont ainsi été enregistrées, et 27 d’entre elles ont dû cesser leurs activités. Pour les organisations de la société civile, « il y a un avant et un après 2012 », témoigne Valentina Cherevatenko, présidente de l’Alliance des femmes du Don. Fondée en 1993, cette ONG travaille à la défense des droits humains, en particulier ceux des femmes, et à la construction de la paix. Reconnue et respectée, elle n’en a pas moins été la cible de la loi sur les « agents de l’étranger », quelques mois à peine après son entrée en vigueur.

Au printemps 2013, les bureaux de l’Alliance des femmes du Don, à Novocherkassk, sont envahis par les agents de multiples organismes de contrôle. « Il y avait l’inspection du travail, les services sanitaires, le fisc, la sécurité incendie et même le FSB [Service fédéral de sécurité de Russie, successeur du KGB, NDLR] », raconte Valentina Cherevatenko. Peu de temps après, le couperet tombe : l’organisation est sommée de s’inscrire sur le registre des « agents de l’étranger ». « Nous avons toujours été transparents sur l’origine de nos financements, et nous avons effectivement reçu des subventions étrangères. Les autorités n’ont eu qu’à prouver que nous menions une activité “politique” pour nous poursuivre », explique la militante.

L’Alliance des femmes du Don ne se mêlant pas de politique partisane, l’organisation n’imaginait pas être concernée par la nouvelle loi. C’était sans compter la définition floue des « activités politiques » pouvant être incriminées, à savoir toute action susceptible d’« influencer les décisions prises par les pouvoirs publics » et d’« agir sur l’opinion publique ». À ce compte-là, tout est politique, d’autant que le champ d’application de la loi a été élargi en 2016 aux « commentaires » sur l’action gouvernementale.

C’est le début d’un véritable étranglement administratif. Amendes diverses, infractions ubuesques… L’organisation se voit même interdite d’exercer en dehors de sa région d’origine. « Depuis vingt ans, nous travaillions un peu partout en Russie. Ça n’a jamais été un problème, mais, subitement, cela nous a été interdit. » Afin de poursuivre leurs actions nationales et internationales, Valentina Cherevatenko et son équipe créent une nouvelle structure, la Fondation des femmes du Don… à son tour sommée de s’inscrire sur le fameux registre. En tant que présidente des deux organisations, Valentina Cherevatenko est quant à elle poursuivie pour « évasion aux devoirs imposés par la loi ». Elle risque deux ans de prison. Les charges seront finalement abandonnées en juin 2017, sans explication. Mais le soutien international dont l’activiste a bénéficié n’est probablement pas pour rien dans ce revirement. Entre-temps, un amendement à la loi a permis aux autorités d’inscrire de force les organisations au registre des agents de l’étranger.

« C’est un rouleau compresseur qui s’est mis en place, soupire Valentina Cherevatenko. Notre inscription sur le registre encadre fermement toute demande de financement étranger. Et nous ne pouvons plus espérer de subventions locales et nationales. » Au-delà de l’étranglement financier, l’action même de l’ONG est entravée. « Dans le cadre de nos projets, nous avons toujours collaboré avec les autorités, qu’il s’agisse des mairies, des écoles ou encore des prisons, pour les visites aux détenus. Marqués comme “agents de l’étranger”, nous avons vu les portes se fermer une à une. » À cela s’ajoutent des attaques plus directes. « Des manifestations ont été organisées devant nos locaux. Les fenêtres ont été brisées. Un matin, nous avons même découvert une grande inscription peinte sur la façade : “Permanence du secrétariat d’État américain”. »

Mais, face à ces attaques incessantes, et « en dépit de la réputation désastreuse qui nous a été faite, nous avons toujours été soutenus, notamment par la population de Novocherkassk », affirme Valentina Cherevatenko. Aujourd’hui, les deux structures subsistent essentiellement grâce aux dons de particuliers. « Et nos permanences sont toujours pleines. Il y a toujours autant de problèmes à traiter. Nous ne pouvons pas arrêter notre action. »

Après de longues et fastidieuses démarches administratives, l’Alliance des femmes du Don a finalement été retirée du registre des agents de l’étranger. La Fondation, elle, y est toujours inscrite. « Mais nous faisons face, insiste la militante. On a pensé nous écraser, mais nous nous sommes redressées. » Et, si cette loi tente de bâillonner la société civile, elle ne parviendra jamais à la faire taire tout à fait, assure-t-elle. « Le noyau dur des organisations de défense des droits humains résiste. Et de nouvelles associations voient le jour. Je vois des jeunes qui s’engagent. Ils sont nombreux, aucun rouleau compresseur ne pourra les écraser tous. »

Valentina Cherevatenko s’est, pour sa part, mêlée de politique pour la première fois en soutenant un opposant à Vladimir Poutine, le libéral Grigori Iavlinski, du parti Iabloko. « C’est ma manière de réagir. Et je sais que je ne suis pas la seule. Si les autorités ont créé ces lois pour nous étouffer, elles n’ont pas obtenu le résultat escompté. »

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Russie : Ils osent résister à Poutine
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