Toutes les nuances de oui… et de non

L’émergence du « consentement affirmatif » dans les relations sexuelles bouleverse le vieux schéma de l’homme qui propose et de la femme qui dispose.

Patrick Piro  • 7 mars 2018 abonné·es
Toutes les nuances de oui… et de non
© photo : Marin/AFP

Pour qu’une relation sexuelle soit « légale », en Suède, il conviendra, à partir de juillet prochain, que les partenaires (majeurs) aient explicitement manifesté leur « oui ». Un projet de loi pénalisant l’outrage sexuel « par négligence » a été soutenu par toute la classe politique. Le cadre juridique actuel a cessé d’opérer : sur quelque 7 000 délits qualifiés de viol chaque année, seuls 200 débouchent sur une condamnation. Il ne reviendra plus à la victime de prouver qu’elle « ne voulait pas », c’est le partenaire mis en cause qui devra démontrer qu’il était couvert par le « OK ». Un vrai basculement. C’est la traduction collective la plus avancée à ce jour du « consentement affirmatif », principe qui gagne du terrain dans le monde anglo-saxon depuis l’affaire Weinstein.

Le monde estudiantin, jeune, sexuellement très actif et d’expérience débutante, est spontanément ciblé par ce débat. Il acquiert une visibilité en 1990 quand Antioch College (Ohio, États-Unis), université pionnière dans l’accueil des femmes et des Noirs, édicte un règlement destiné à endiguer les infractions sexuelles sur le campus, et notamment les date rape, flirts qui se concluent par un acte sexuel contraint. Pas nécessairement un « viol » selon l’acception juridique, mais toute situation ambiguë de cette « zone grise » séparant l’agression du consentement, que connaissent les femmes qui, un jour, ont laissé un homme accéder à tout ou partie de leur corps par peur, résignation, lassitude, crainte de décevoir, sous l’emprise de l’alcool… Sans surprise, le problème se concentre sur les relations hétérosexuelles, avec la femme dans le rôle de la victime – de l’importunée à la proie – et l’homme dans celui de l’agresseur – du « relou » au violeur.

Le code d’Antioch préconise d’user sans réserve de la parole. « Ne prenez pas le silence pour un consentement. » Donc, veuillez exprimer (ou entendre) : « Oui, je veux bien qu’on s’embrasse. » Idem pour d’éventuelles étapes ultérieures : l’acquiescement à un baiser ne signifie pas banco pour une sodomie. Et coucher une nuit ne vaut pas automatiquement « bon pour les suivantes ».

Cette politique a suscité la risée dans le pays et ailleurs. Pourtant, un quart de siècle plus tard, Antioch a fait école sur de nombreux campus états-uniens, qui ont la responsabilité juridique du comportement sexuel des étudiants qui les fréquentent. Le consentement affirmatif est même devenu une règle d’État en Californie et à New York, applicable à toutes leurs universités.

Les détracteurs de cette pratique y voient une judiciarisation des comportements sexuels. « Hélas, on évacue une grande partie du débat en attribuant ses motivations au puritanisme local, commente Manon Garcia, philosophe française qui délivre depuis deux ans un cours de “philosophie politique féministe” à Harvard (Massachusetts). C’est un fantasme : on n’est pas plus friand ici qu’ailleurs de rapports sexuels corsetés ! Il s’agit surtout de poser les bases de nouvelles normes de comportement. » Le sociologue Éric Fassin [1] renchérit : « Il ne s’agit pas d’une “police du sexe”, il n’y a investigation que si ça se passe mal, donc a posteriori. Il faut voir le consentement affirmatif comme la promotion d’un imaginaire positif : et si l’on se parlait pendant la relation sexuelle ? »

Car, devant la justice, il restera bien délicat d’établir la réalité de l’accord explicite. La youtubeuse Kinky Mymy brocarde les objections techniques, avec ce comparse qui lui tend des liasses de formulaires. « Bon : pour la levrette, tu dois signer ici, ici, et là encore. » Alors que c’est « aussi simple que de demander : là, tu aimes ? Et ça, je peux ? » Car, à l’heure de l’acte, les silences sont source de malentendus : malaise, disent souvent les unes ; accord tacite, préfèrent penser les uns – le fameux « qui ne dit mot consent ».

Des applications numériques sont apparues : on explicite ce à quoi l’on consent en cochant des cases sur un formulaire consultable par le partenaire potentiel. Mais les atouts de l’outil – souplesse et trace écrite – sont aussi ses faiblesses : et si, dans le feu de l’action, on ne veut plus ? Vite attraper son mobile pour « déconsentir » à temps ? À défaut, votre aval préliminaire se retournerait contre vous. « Ne nous focalisons pas sur ces applis, tempère Manon Garcia. Les jeunes sont conscients qu’ils ne régleront pas ainsi une question aussi complexe que la relation entre deux personnes ! »

La philosophe distingue un conflit générationnel à l’œuvre. Il s’est condensé début 2018 avec l’affaire Aziz Ansari, acteur new-yorkais ouvertement « féministe », publiquement mis en cause par une femme : après quelques attouchements consentants, elle lui a signifié ne pas vouloir aller plus loin. Il a insisté assez lourdement, mais sans violence. Elle n’en est pas moins repartie perturbée. Le débat s’est déchaîné, témoigne Manon Garcia. « Nombre de “moins de 25 ans” considèrent que ce type de comportement n’est plus acceptable, voyant dans les réactions molles de féministes plus âgées une réminiscence de la colonisation des esprits par le patriarcat. »

L’enjeu, renchérit Éric Fassin, « c’est bien de verbaliser, de mettre des mots sur les situations indéfinies de cette “zone grise” à laquelle de plus en plus de femmes refusent désormais de se résigner ; mais le consentement affirmatif permet aussi de casser le schéma historique de la division sexuelle : l’homme qui prend l’initiative, la femme qui dispose. Le “oui” n’affirme-t-il pas le désir au moins autant qu’il consent à celui de l’autre ? ».

C’est tout le sens de la mutation du mot d’ordre féministe « non, ça veut dire non », destiné à casser le mythe sexiste (« dans le fond, elles veulent quand même… »), en « only yes means yes » (« pour dire “oui”, c’est “oui” ») du consentement affirmatif. « Mes étudiantes, qui n’ont pas connu cette première époque, y voient un moyen d’exprimer ouvertement leur désir, témoigne Manon Garcia. Elles disent draguer sans réticences. Et, pour mes étudiants, c’est désormais une évidence. Il faut manquer singulièrement d’imagination pour craindre un rabougrissement de la sexualité. » Air du temps : les séries américaines, comme la populaire Grey’s Anatomy, intègrent ces nouvelles pratiques dans des scènes érotiques – « qui ne perdent rien de leur intensité », témoigne-t-elle.

Le terme « consentement » fait également débat pour Geneviève Fraisse. Cependant, si elle estime le terme « accord » plus pertinent, la philosophe et historienne de la pensée féministe [2], fustige au premier chef ceux qui y voient un « tue-l’amour ». « Ce sont eux les moralistes, les puritains, les normatifs, eux qui défendent en chaque occasion une hiérarchie sexuelle établie, qui vise à évincer la question politique de l’égalité et de la démocratie, développe-t-elle. Avec le mouvement actuel, ce ne sont pas les relations sexuelles qui peuvent changer, mais bien les relations entre les sexes.

[1] Il était invité le 6 mars à débattre sur France 2 du documentaire Sexe sans consentement de Delphine Dhilly et Blandine Grosjean, auteure aussi d’un beau témoignage dans Le Monde (28 janvier).

[2] Auteure de la préface de De l’éducation des femmes, essai très actuel de Choderlos de Laclos (XVIIIe siècle)

À lire : le dossier « Peut-on désirer sans dominer ? » de Philosophie magazine, février 2018.

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