« Le Grraaou » : Semences paysannes

Le Grraaou, c’est la découverte des alternatives agricoles en mode partouze. Une bande dessinée jouissive et trashi-comique.

Marion Dumand  • 19 juin 2018 abonné·es
« Le Grraaou » : Semences paysannes
© Images : DR

Grraaou ! Plus qu’un cri, c’est un mouvement : le Grand Réseau révolutionnaire d’amateurs aimables d’ouvertures utiles. En clair, il s’agit de découvrir les alternatives paysannes en forniquant à tour de bras. Pour les initiés, c’est du wwoofing (1) – travailler dans une ferme bio contre hébergement et repas –, le sexe en plus.

Et quel sexe ! Les membres du Grraaou font feu de tout bois, aiment tous les trous, toutes les bosses. Les héros de la bande dessinée d’Étienne Beck et Jonvon Nias ont leur phallus comme boussole, pour devise « Que des fermiers et des ­fermières ! » et leurs prénoms, Jum et Gilles, en étendard. Car, avec le chat ­Truffaut et la belle Jeanne-Morue, Jum et Gilles est une ­contrepèterie (2) qui annonce des histoires d’amour et d’amitié tout feu tout drame. Version farce libertaire. Le dessin est à l’avenant : du Bic 4 couleurs qui hachure à tout-va, entre fausse naïveté et composition complexe.

Quand ils rêvent Grraaou, Jum et Gilles imaginent des tableaux paradisiaques, en mi-planche, avec la vie de la ferme à chaque case. On dirait un calendrier érotico-soviétique de la belle époque, celle des utopies et de l’espoir. Cueillette, grelinette (3), brouette, sieste… À chaque geste agricole correspond une acrobatie sexuelle : cunnilingus sur tracteur, sodomie dans les foins, pelotage en traite, arrosage et éjaculation… Voilà pour le rêve. La réalité n’en est pas si loin, ni moins imaginative. L’amour s’enduit au cabécou (le pélardon local) ; la semence humaine se récolte non-OGM. Parfois l’image se brouille comme, naguère, certains soirs sur Canal Plus. Notre perception n’en est que plus aiguisée.

© Politis

Mais le grand partage n’est pas sans hic. À force de vivre chez l’habitant·e, de travailler avec un·e « grraaouiste », de dormir dans son lit, d’arroser sa serre d’eau et son visage de sperme, naissent des liens particuliers. L’amour. Qui met à mal les règles établies, ébranle les principes. Jum et Gilles se sont promis de ne goûter qu’à des fermiers et des fermières, et sans exclusivité ? Pourtant, Jum tombe raide dingue d’une voyageuse et Gilles s’empassionne d’un Jeannot jaloux. Quand la bête à deux dos ne veut plus en avoir trois ou quatre, c’est l’équilibre du Grraaou et de l’amitié qui se rompt. Alors s’enclenche la bascule fictionnelle.

Ça commence en conte du chat perché sans culotte et finit en massacre à la grelinette. La BD s’amuse des clichés, en retourne la peau. L’éleveur marié et tradi veut tringler Gilles ; le chasseur lit L’Agriculture naturelle de Fukuoka et vit en romantique. Les membres du collectif ont des réactions de crétins alors que les flics de Moncucq se mettent à poil pour greliner sur la terrasse.

« Un tu plantes, explique l’inspecteur Dugland. Deux tu bascules. Trois tu remues sans retourner, histoire de ne pas mélanger les couches du sol et déranger la faune qui y vit et lui assure la structure grumeleuse favorable aux cultures. » Jamais mode d’emploi n’aura aussi bien dit un livre ni servi de morale : les quelques vérités qui subsistent sont pleine terre, et les paysans initiés en sont les prophètes. Tringlés ou non, « tant que les fermiers peuvent utiliser leurs propres semences, tout n’est pas perdu », assène l’une d’eux.

Et c’est cette énergie première, vitale, de la graine et de la plante qui déborde du Grraaou. L’espace se remplit de traits, de détails, de hachures, là même où il n’y a habituellement que du blanc : dans les gouttières, les marges, les bulles. Les cases fourmillent de détails – cafetière italienne, poêle turbo, boîte à gâteaux, qui nous ancrent en paysannerie alternative. Tous – objets, bêtes, plantes, humains – sont sur le même plan, celui du stylo à bille, dont les retouches et découpages n’ont pas été éliminés avec Photo­shop. Le Grraaou est plein de failles et de fentes, d’humour gras et de grâce. Heureusement, quand vient le sentiment de trop-plein, l’orgasme n’est jamais loin.

Le Grraaou, Jonvon Nias et Étienne Beck, FRMK, 168 p., 23 euros.

(1) World wide opportunities on organic farms.

(2) Jules et Jim.

(3) Fourche-bêche utilisée en jardinage et en maraîchage.

Littérature
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