« Au service de la France » : « Un miroir de la société d’aujourd’hui »

Comédie d’espionnage située dans les années 1960, la série « Au service de la France » revient pour une deuxième saison. Jean-François Halin, coauteur, en décrit l’esprit.

Jean-Claude Renard  • 4 juillet 2018 abonné·es
« Au service de la France » : « Un miroir de la société d’aujourd’hui »
© Karim Bassard joue l’un des drôles d’espions de cette série inventive et cocasse.Benoît Delfosse

Bienvenue à l’orée des années 1960, sous domination gaullienne. L’indépendance du Cameroun, la crise du Dahomey, la guerre d’Algérie, les nazis réfugiés en Amérique latine, la corruption, les tribulations administratives… Taupes et contre-taupes, coups tordus et foireux rebondissant sur nombre de clichés. Le toutim vu par le bureau des services secrets français.

Tels sont les ingrédients de la série « Au service de la France », réalisée par Alexis Charrier. Non sans ironie, sans moquerie, sans bagout. C’était l’intention inaugurale. Ça l’est davantage encore dans cette deuxième saison (qui en appelle une troisième), plus trépidante, plus dynamique, où demeurent les stigmates de l’Occupation et de la collaboration, où pèsent les mentalités figées, la guerre froide, le référendum sur -l’autodétermination de l’Algérie, la lutte pour la souveraineté québécoise, les batailles entre le KGB et la CIA, la décolonisation croissante, les fondations de la Françafrique…

Tout un monde où, si les mots du général de Gaulle « deviennent le prototype de la précision, on n’a pas fini de putscher », où un fonctionnaire ne « côtoie pas d’indigènes », où les sentiments ridicules laissent place aux missions non moins ridicules, où l’homosexualité est « une maladie », où l’on construit curieusement un mur au milieu d’une ville (Berlin). Un monde où l’on espère, lors d’une demande en mariage, « un oui franc et massif », où l’état d’urgence « permet de torturer sur tout le territoire métropolitain sans contrôle judiciaire ». Ça ne change rien aux habitudes, sinon qu’on « torture d’urgence ».

Les morts votent déjà dans le Ve arrondissement parisien, il n’y a pas de guerre en Algérie mais des « événements immobiliers », on mange encore des « têtes de nègre », les femmes ne peuvent pas ouvrir un compte en banque… 

Pour sûr, dans cette série, on n’exagère jamais assez ! Mais sans tomber dans les travers de la caricature. C’est toute la force, ou plutôt l’inventivité d’« Au service de la France ». À l’origine de la série, coauteur avec Claire Lemaréchal et Jean-André Yerlès, Jean-François Halin s’amuse des grands mythes de la France gaullienne au gré des soubresauts d’un service confronté à la modernité et à la guerre froide.

Qu’est-ce qui a présidé à l’écriture d’une série articulée autour des services secrets ?

Jean-François Halin : Avec Claire Lemaréchal et Jean-André Yerlès, nous nous sommes posé la question : que font les agents secrets lorsqu’ils ne sont pas en mission ? Ça nous faisait rire d’imaginer que des gens qui défendent une « démocratie » entrent dans leur bureau pour remplir des formulaires à longueur de temps ou pour établir des notes de frais, avec lesquelles ils trichent. Par ailleurs, l’univers des services secrets est dans l’imaginaire collectif. Il y a des codes emblématiques assez comiques, des références partagées. Enfin, nous avons situé l’action dans les années 1960 pour des raisons politiques. Il existe un fantasme de période dorée sur la France gaullienne qui est loin de la réalité. La France, en 1960, n’est pas un pays où tout le monde est heureux. C’est un pays qui sort de la guerre, qui est encore en partie détruit et meurtri.

Comment se situent vos personnages au cœur des tourments du monde ?

En 1960, on observe nombre de pays africains accéder à l’indépendance. On est à quelques années des révolutions, chez les jeunes comme chez les ouvriers. On assiste aux prémices de Mai 68. En 1963, c’est la première fête des yé-yé, qui attire plusieurs centaines de milliers de jeunes. Peu après suivra la guerre du Vietnam. Nous sommes donc à l’aube d’une décennie qui va tout bouleverser, économiquement, politiquement, socialement. Or, dans la série, nous avons trois agents secrets qui restent figés, sur de vieux schémas, des fantasmes plus ou moins écrits par de Gaulle d’une France victorieuse. Eux ne se posent pas de questions : ils ont digéré ce discours officiel, le traitent comme une vérité et voient la France comme l’une des puissances mondiales.

Comment la série a-t-elle évolué ?

La première saison se veut une disposition : il s’agit de présenter les personnages, l’époque et le décalage de ces personnages par rapport à leur époque. La saison 2 nous permet de pousser plus loin, de placer les personnages dans un voyage, une situation politique ou une relation affective qui vont provoquer des choses chez eux. C’est une question de narration, de dramaturgie. Là encore, nous voyons une France très coloniale, très misogyne, xénophobe, avec ses a priori. Autant de raisons de confronter nos personnages à différentes situations, comme cette femme qui quitte son mari, par exemple. Dans les années 1960, dans un milieu bourgeois, ça ne se fait pas, qui plus est pour l’épouse d’un ex-collabo.

Quelle est la place des femmes dans cette société très masculine ? Peut-on dire que l’on passe de la femme objet, ou fatale, à la femme émancipée ?

Complètement. Dans la saison 1, on en voit l’ébauche. Les femmes ne sont pas considérées comme des héros. Dans la deuxième, si nos agents ne comprennent pas qu’une femme puisse être des leurs, c’est parce qu’ils ne l’ont pas considérée auparavant. Pour nous, auteurs, c’était amusant de surprendre nos personnages, de voir la femme du colonel quitter le domicile conjugal, ce qui le plonge dans un état dépressif et le conduit à accepter toutes les revendications du FLN. Ainsi, la petite histoire rencontre la grande…

La chanson « Nous les amoureux », de Jean-Claude Pascal, qui revient plusieurs fois, n’est pas anodine…

Il nous a paru intéressant de rappeler ce qui se passait alors. Jusqu’en 1982, l’homosexualité n’était pas complètement dépénalisée. Vingt ans avant, l’Assemblée avait voté un amendement qui assimilait l’homosexualité à un fléau social comme l’alcoolisme ou la drogue. Il y a eu alors de véritables rafles dans les bars gays de Paris, où les gens venaient se cacher pour vivre leur amour, sous prétexte qu’il s’agissait de gigolos, alors que c’était simplement un mec qui venait retrouver le sien ou en rencontrer un nouveau ! Le préfet de police de Paris se nommait alors Maurice Papon. Le bar reconstitué dans la série, le César, a réellement existé et connu ces histoires.

Pour en revenir à la chanson, qui gagne le concours de l’Eurovision en 1961 sous les couleurs du Luxembourg, on a oublié que son interprète, charmeur crooner, était aussi comédien et styliste de mode, et homosexuel, sans que personne ne le sache jusqu’à la fin de sa vie, en 1992. Et à bien écouter les paroles de cette chanson, c’est très violent. Ce sont des amoureux à qui l’on promet l’enfer, que l’on veut séparer, empêcher d’être heureux. C’est une chanson pour le droit aux amours homosexuelles. Ça n’a jamais vraiment été su. Celui qui a écrit cette chanson a dû ressentir un bonheur extrême à ce moment-là, c’est un joli pied de nez !

Vous êtes-vous appuyés sur des historiens pour retracer ces années gaulliennes, avez-vous puisé dans les actualités de l’époque ?

Non, nous avons croisé nos formations, nos cultures diverses et nous nous sommes aussi documentés. C’était très amusant d’apprendre des choses au fil de nos recherches. Nous sommes donc partis d’événements réels pour les introduire dans la fiction, comme les essais nucléaires dans le Sahara, en exposant des soldats à moins de 800 mètres de l’explosion.

Vous êtes passé par l’écriture des -« Guignols de l’info », puis de « Groland », vous avez signé les scénarios d’OSS 117. Votre univers n’est pas sans évoquer celui de la bande dessinée…

Il y a évidemment une influence de la BD. Mes coauteurs et moi sommes marqués notamment par l’école belge, Blake et Mortimer, des gens comme Hergé, les albums de Tintin… Le perroquet dans la saison 2 ou la forme de la fusée ne sont pas là par hasard. Le rythme de la BD, au fil des planches, rejoint le rythme de la série. Mais nous revendiquons également l’influence des Monty Python et de Ricky Gervais dans les récurrences, le malaise jusqu’à la gêne totale et au rire libérateur, dans la manière de jouer droit, c’est-à-dire au premier degré, alors que c’est loufoque. C’est le nec plus ultra de la comédie : jouer sérieusement. Quand on est habillé en femme alors qu’on est un homme, on joue en femme avec sa voix d’homme, mais sérieusement !

Plongée au début des années 1960, en quoi la série Au service de la France est-elle moderne ?

Elle l’est à plusieurs niveaux. C’est d’abord un miroir de la société d’aujourd’hui, avec le rapport à l’homosexualité, la place des femmes, le racisme, l’islam, le peu de cas qu’on fait des Africains… Jusqu’à se référer à de Gaulle pour tout et n’importe quoi, si l’on se rappelle la formule : « Peut-on imaginer le général de Gaulle mis en examen ? » C’est une série comique, avec différentes lectures, mais j’espère que ceux qui ne « lisent » pas tout ne se sentent privés de rien.

Jean-François Halin Auteur.

Au service de la France, à partir du jeudi 5 juillet, à 20 h 55, et tous les jeudis, jusqu’au 27 juillet, sur Arte et Arte +7 jusqu’au 3 août, également en coffret DVD chez Arte éditions.

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