Christelle Taraud : « Nous n’avons toujours pas décolonisé nos esprits »

Codirectrice de Sexe, race et colonies, l’historienne Christelle Taraud décrypte l’impact actuel de la domination coloniale et sexuelle sur les imaginaires, tant dans les sociétés jadis colonisées qu’en Occident.

Olivier Doubre  • 17 octobre 2018 abonné·es
Christelle Taraud : « Nous n’avons toujours pas décolonisé nos esprits »
© photo : «u2009Soldat portugais avec une femmeu2009» (Angola), 1965. crédit : Collection Olivier Auger

Enseignante dans les antennes parisiennes des universités états-uniennes Columbia et New York University, Christelle Taraud travaille sur l’histoire visuelle en contexte colonial et postcolonial, en particulier celle de la prostitution et de la domination masculine. Avec ses collègues Pascal Blanchard et Nicolas Bancel, l’anthropologue Gilles Boëtsch et Dominic Thomas, professeur de littérature comparée, spécialiste de la France et du postcolonial, elle a enquêté quatre ans durant, débusqué et souvent exhumé les plus de 1 200 images qui sont reproduites dans ce volumineux ouvrage, confiant en outre à une petite centaine de chercheurs, tous spécialistes des périodes et des populations abordées, la charge d’analyser et de commenter ce fonds visuel exceptionnel. Elle souligne ici combien la domination coloniale a été synonyme d’une domination sexuelle, intime et visuelle, dans les sociétés patriarcales soumises par les impérialismes coloniaux, et se prolonge dans les imaginaires contemporains des sociétés postcoloniales, « ex-colonisées » et « ex-colonisatrices ».

L’histoire coloniale peut-elle être pensée sans prendre en compte la question de la sexualité ?

Christelle Taraud Historienne, spécialiste de la prostitution au Maghreb colonial, auteure notamment d’Amour interdit. Prostitution, marginalité et colonialisme. Maghreb 1830-1962 (Payot, 2012).
Christelle Taraud : Je ne le crois pas. L’histoire coloniale est d’abord un acte de force, de virilité, de domination. Il y a une équivalence posée, dès l’origine, entre la conquête des territoires et la possession des femmes, qui d’ailleurs ne sont pas pensées comme des femmes mais comme des objets d’échange, de rivalité, voire de concurrence entre les hommes. Posséder les femmes, c’est envoyer un message aux hommes pour leur faire comprendre que le régime de domination coloniale ne s’installe pas seulement dans la prise de possession des terres – certes très importante, puisqu’il s’agit avec elles des ressources et que la dimension économique de la colonisation est capitale –, mais également dans un champ plus intime qui renvoie aux rapports entre hommes, d’identité masculine. On délivre alors un message très clair aux hommes vaincus, en leur signifiant que l’on va s’installer là où ils se trouvent et prendre ce qu’ils ont de plus précieux, c’est-à-dire l’intimité de leurs femmes.

Cette relation d’équivalence est connue depuis longtemps et n’est d’ailleurs pas spécifique aux contextes coloniaux. Tous les anthropologues qui ont travaillé sur la guerre montrent bien que l’accaparement des femmes est une donnée massive des régimes de domination et de conquête. Cela continue de nos jours, sous diverses formes et dans divers lieux, puisque nous n’en avons pas fini avec les régimes patriarcaux. Même si on les a « relookés », réformés à la marge, ils perdurent : le cœur de la domination masculine et patriarcale s’est très peu modifié.

La sexualité est donc un des enjeux majeurs de ces rapports de pouvoir, comme on le voit encore aujourd’hui puisqu’un des problèmes récurrents de nos sociétés dites modernes, ce sont précisément les violences faites aux femmes – dont on parle constamment. Les statistiques en matière d’agressions sexuelles, de viols ou de harcèlement demeurent effrayantes.

Comment se manifeste aujourd’hui, dans les sociétés occidentales, cet héritage colonial de la domination des corps ?

Tout d’abord, les imaginaires circulent, et beaucoup d’entre nous en sont les héritiers. Chacun construit en quelque sorte son « Autre ». Dans un contexte colonial, on voit très bien qui est l’Autre, ou les autres.

Certes, la notion d’Occident doit être questionnée, et elle n’est pas un ensemble homogène. Toutefois, on constate qu’il existe des processus découlant directement de cette domination des corps dont nous parlons dans le livre. Par exemple, le marché matrimonial mondialisé. On sait bien qu’un certain nombre d’hommes de pays occidentaux ou riches vont chercher des épouses dans des pays où les femmes sont directement impactées par les stéréotypes issus des représentations héritées de l’histoire coloniale, mais toutes ne subissent pas cet impact de la même manière. Ainsi, les Asiatiques sont inscrites dans un type d’imaginaire qui n’est pas le même que celui des Maghrébines, qui n’est pas non plus celui des femmes d’Afrique subsaharienne, ni de celles des Caraïbes ou d’Amérique latine… Il y a donc des imaginaires différents, qui sont le produit d’histoires et de colonisations différentes. Mais nous savons aussi que certains hommes vont rechercher certaines femmes avec des critères – ou plutôt des stéréotypes – qui peuvent être la soumission, la lascivité, l’excitation sexuelle, ou le fait que certaines sont considérées a priori comme plus travailleuses que d’autres, ou plus aptes à se reproduire…

Un autre exemple est évidemment le marché globalisé de la prostitution et du tourisme sexuel. Nous soulignons dans le livre qu’au fil d’un long continuum les colonies ont toujours été – quasiment dès le départ – considérées comme des lieux de récréation sexuelle. Avec des possibles qui pouvaient exister dans certains contextes et moins dans d’autres, mais avec une construction des imaginaires parfois très forte qui pourrait se résumer ainsi : « Là-bas, on peut faire ce qu’on veut. » En fait, on ne pouvait pas, « là-bas », faire ce qu’on voulait, mais on le supposait : il y avait cette idée que ces espaces permettaient l’expression de tous les fantasmes des colonisateurs. Et on retrouve aujourd’hui ce présupposé dans le marché sexuel globalisé.

Enfin, un troisième exemple est bien sûr la pornographie. Il est très important car cette industrie rapporte énormément d’argent, et notamment la pornographie ethnicisée, où l’on voit bien à quel point les stéréotypes sont constamment réactivés. En France, probablement, l’image la plus prégnante en la matière est celle de la « beurette », qui d’ailleurs est polymorphe et a évolué depuis une trentaine d’années. On voit donc qu’il ne s’agit pas d’une histoire ancienne : les processus induits par les imaginaires coloniaux, qui ont parfois généré des pratiques spécifiques, ont encore beaucoup de récurrences contemporaines.

Le port du voile, adopté aujourd’hui par certaines femmes musulmanes, peut-il être lu, parfois, comme une réaction de défense face aux effets actuels de ces images produites à l’époque, et notamment l’image si répandue de la femme prostituée d’Afrique du Nord coloniale ?

C’est une question compliquée. Il y a eu, dès les débuts de la colonisation, un accaparement des femmes, qui est essentiellement symbolique (même s’il y eut aussi beaucoup d’accaparements physiques) et passe par la domination visuelle. C’est pourquoi il est très important, selon nous, de déconstruire – mais aussi de montrer – ces images. Or, cette domination visuelle produit un électrochoc dans les sociétés masculines colonisées, qui sont attaquées là dans leur identité virile – laquelle constituait le cœur de leur identité sociale –, puisqu’elles s’inscrivaient dans des régimes patriarcaux. Mais, au moment des indépendances, une partie de la réaction a été virile également, conduisant à réassigner les femmes à des rôles très concrets, que l’on peut définir comme traditionnels, même lorsqu’elles avaient participé activement aux luttes de libération. Ce fut le cas massivement dans les sociétés maghrébines ; c’est très connu pour les Algériennes, un peu moins pour les Tunisiennes et les Marocaines, alors qu’elles ont été très nombreuses à s’engager dans la lutte. Cette réaffirmation virile est aussi le produit de ce continuum.

Il y a ensuite la question identitaire, celle de la réaffirmation d’une identité nationale, qui peut éventuellement passer par l’islam – sachant que je parle ici de processus de réaffirmation collective et non de choix ou de foi individuels. Et cela se produit ici aussi, puisqu’on vit dans des sociétés du dénudement et du dévoilement fréquents des femmes. Il peut donc y avoir des femmes qui décident de résister à ce mouvement mainstream selon lequel, si elles ne montrent pas leurs seins ou leurs jambes, elles ne seraient pas modernes ou bien « intégrées ». Ce type de réaction peut donc se comprendre, y compris comme étant féministe. C’est même très logique !

La toute première référence de l’ouvrage est une citation du livre d’Edward Said L’Orientalisme (1). Revendiquez-vous cet héritage intellectuel, puisque vous insistez sur le fait que vous avez fait un travail de déconstruction ?

Sans aucun doute. Mais, outre l’héritage fondamental d’Edward Said, nous tenons à ceux de bien d’autres penseurs, également issus des empires coloniaux. Nous avons vu combien la colonisation a abîmé incontestablement les colonisés, individuellement, et leurs sociétés, collectivement. Mais elle a aussi abîmé les nôtres : j’entends ici celles des colonisateurs, dans une interaction très forte. Celle-ci avait d’ailleurs été extrêmement bien explicitée par les grands penseurs de l’anticolonialisme, comme Senghor, Césaire, Fanon et bien d’autres. Nous nous inscrivons assurément dans une réflexion critique et de déconstruction, et nous sommes d’une certaine façon les héritiers d’une pensée critique sur ces images, qui est également le produit de l’anticolonialisme historique.

Pour autant, si cet anticolonialisme a conduit à la décolonisation des territoires (et heureusement !), il ne nous a pas décolonisés nous, en tant qu’individus. Nous avons toujours vraiment besoin d’être décolonisés, en tout cas du point de vue de la culture, des arts, des rapports au travail, des relations intellectuelles, même dans les interactions les plus banales que nous pouvons avoir au quotidien au café, dans la rue, au cinéma ou ailleurs. Car nous n’avons toujours pas décolonisé nos esprits ou nos imaginaires !

Ce livre a donc, comme projet scientifique et politique fort, pour objectif de dire que, si nous voulons construire une société du vivre-ensemble qui soit aussi et surtout une société de la réparation, nous devons entreprendre, de façon urgente, ce travail de décolonisation de nos esprits.

Le dernier chapitre du livre est consacré à la période contemporaine, après la fin des grands empires coloniaux. On voit que beaucoup d’images montrant des personnes originaires des pays autrefois colonisés renouent avec des clichés ou des stéréotypes hérités de la domination visuelle qui a eu cours durant la période de la colonisation…

Évidemment ! Car la conscientisation face à ces images et à leurs effets est extrêmement minoritaire. Et les stéréotypes perdurent aujourd’hui dans beaucoup de ces images qui sont actualisées, « modernisées », retravaillées ou inspirant de nouvelles interprétations ou de nouvelles formes.

Il y a aujourd’hui toutes sortes d’acteurs très divers, qu’ils soient artistes, financiers, commerçants, journalistes ou personnes faisant du business, qui utilisent ces images sans parfois même comprendre ou deviner leur charge subversive. Parce qu’ils ne la connaissent pas ou ne s’en rendent pas compte. J’imagine que les gens qui font des cartes postales, des coussins ou des tabliers avec les « Mauresques aux seins nus » et qui les vendent dans les souks de Fès ou de Marrakech n’ont pas forcément conscience de la portée de ces images et de ce qu’ils font. Ils savent qu’il y a une clientèle pour cela, ils trouvent peut-être ces femmes belles et vendent le produit que l’on s’attend qu’ils vendent. Voilà tout. C’est un problème qui traverse toute la société.

En outre, il est très facile de trouver ce type d’images sur Internet, sans aucune contextualisation, sans critique d’aucune sorte, ni accompagnement, ni légende. Vivant dans une civilisation de l’image, nous sommes assaillis par des images innombrables et nous avons besoin de savoir les traiter, les analyser et les contextualiser.

(1) Éd du Seuil, « Couleur idées », 2005.