Conférence gesticulée : Culture au poing levé

Forme singulière de prise de parole publique conçue par Franck Lepage, la « conférence gesticulée » connaît un succès grandissant. La Ferme du Buisson, en Seine-et-Marne, lui consacre un festival.

Anaïs Heluin  • 10 octobre 2018 abonné·es
Conférence gesticulée : Culture au poing levé
© photo : DR

Ils sont enseignants, éducateurs, sociologues, aides-soignants, ethnologues… Militants pour la plupart mais pas tous. Animés en tout cas par une colère, un désir d’exprimer une injustice dont ils ont été ou sont encore victimes ou témoins et de partager des savoirs qui, lit-on sur le site de l’association d’éducation populaire politique L’Ardeur, « ne sont pas légitimés par une instance universitaire ou par le CNRS », les conférenciers gesticulants sont aujourd’hui près de 300 à travers la France.

Franck Lepage n’aurait pu imaginer une telle postérité lorsque, en 2004, il déballe au théâtre des Carmes, à Avignon, son expérience d’animateur socioculturel et démonte les mécanismes de « la Culture avec un grand Q » à travers une analyse ouvertement bourdieusienne, posant les bases de son spectacle Inculture I, créé deux ans plus tard, et qui compte aujourd’hui plus de 600 représentations.

« Il faut continuer de défendre notre ligne anticapitaliste »

Dans vos deux conférences gesticulées, Inculture I et Inculture II, vous critiquez directement les institutions culturelles actuelles. Pourquoi organiser alors un événement dans l’une elles, comme la Ferme du Buisson ?

Franck Lepage : Ce rapprochement de l’institution est récent. Au début, il est vrai que j’étais très réticent. La plupart des institutions culturelles font tout pour empêcher le politique, mais j’admets maintenant que certains lieux cherchent des pistes dans cette direction. C’est le cas de la Ferme du Buisson ou du théâtre des Îlets, centre dramatique national de Montluçon, où j’ai accepté d’aller jouer.

À la Ferme du Buisson, plusieurs conférences gesticulées sont programmées ensemble. Le genre commence-t-il à être moins associé à vous ?

Lorsque la Scop Le Pavé a été fondée en 2007, avant d’être dissoute quelques années après, il était question que j’arrête de faire des ­conférences. J’avais peur que mes spectacles attirent trop l’attention et finissent par servir une logique capitaliste que je passe mon temps à combattre, de même que les conférenciers qui m’entourent. Le risque est réel, et pas seulement en ce qui me concerne : récemment, à Toulouse, j’ai vu une conférence gesticulée du Medef !

Comment éviter le risque de récupération ?

La question d’un label se pose de plus en plus, mais rien n’est encore décidé. Tant que nous étions trois ou quatre gugusses inconnus, nous restions dans notre champ d’extrême gauche radicale, mais comment faire maintenant que la conférence gesticulée a été identifiée comme une forme efficace ? Maintenant que des petits malins de la droite demandent à faire des formations chez nous, et que la gauche feng shui s’y intéresse aussi ? Il faut continuer de défendre notre ligne anticapitaliste, notre pratique de l’analyse systémique.

Né d’une blague de festival, le terme de « conférence gesticulée » circule d’abord dans les centres sociaux et associations où Franck Lepage est invité à expliquer pourquoi, de la culture tout court à Paris, il est passé à la culture des poireaux en Bretagne. Pourquoi, directeur des programmes à la Fédération française des maisons des jeunes et de la culture jusqu’en 2000, il a cessé de croire à la « démocratisation culturelle », « cette idée selon laquelle, en balançant du fumier culturel sur la tête des pauvres, ça va les faire pousser, vous voyez ? ». L’humour du premier conférencier gesticulant, son côté franc-tireur et sa parole fleuve – sa conférence peut durer entre deux et six heures – font tache d’huile. Ils séduisent des personnes de toutes professions et de tous milieux sociaux. Suscitent chez certaines l’envie de prendre à leur tour la parole.

Les motivations sont multiples. Pour le sociologue et économiste Bernard Friot, par exemple, qui présente sa nouvelle conférence gesticulée lors du week-end « Debout les mots ! » organisé par la Ferme du Buisson, à Noisiel, c’est d’abord le « souci de toucher un public plus large que celui des universités ». « Grâce à sa dimension ludique, la conférence gesticulée rend accessibles des savoirs qui peuvent être pointus », explique le chercheur, qui ne recule pas devant l’autocritique. En exposant dans son premier opus, intitulé « À quoi je dis oui » ou Comment retrouver la dynamique de notre histoire populaire, ce qui l’a mené à défendre l’idée d’un salaire à vie, Bernard Friot livre en effet une analyse des conditions matérielles, personnelles et institutionnelles qui l’ont conduit à formuler l’hypothèse en question. Il décèle dans son passé de doctorant les signes d’un mépris de classe inconscient. Entre deux poèmes d’Aragon, il endosse deux casquettes pour illustrer sa définition du « militant du dimanche ».

Comme son nom l’indique, la conférence gesticulée est une forme tout en contrastes. Entre intime et politique, savoirs froids (théoriques) et chauds (tirés de l’expérience), elle permet à Franck Lepage, dans Inculture I, de brandir son légume préféré en dégommant avec un plaisir manifeste quelques stars de l’art et du théâtre contemporains. D’introduire sa réflexion sur l’éducation populaire en disant d’un spectacle de Jan Fabre que, « si un type peut faire pipi par terre et que c’est subventionné par un ministre, c’est donc que c’est une démocratie. Un pays totalitaire n’encouragerait pas cela ! ». Ou d’exhumer le souvenir d’un metteur en scène des années 1980 qui, « dans sa vision, dans son acte créateur, a exigé pour sa pièce de théâtre d’avoir un plateau entièrement recouvert de marbre. Mais pas du marbre de chez Bricorama. Du marbre qu’on faisait venir d’Italie, un marbre très, très rare ». Pour finir par faire peindre du faux marbre sur le vrai !

On l’aura compris, plus la conférence gesticulée se tient loin du théâtre et de ses conventions, mieux elle se porte. La fragilité fait partie du jeu, elle offre au spectateur une entrée dans l’univers de l’orateur. Dans Tagada soin-soin. Les astuces de sioux d’une aide-soignante, la maladresse d’Élisabeth Fery dans son petit rituel indien introductif est un touchant gage d’honnêteté. Le résumé échevelé du film Le Professionnel par Anthony Pouliquen au début de Parce qu’il existe plusieurs Jean-Paul Belmondo ? Une autre histoire des classes sociales pose avec légèreté les règles d’un jeu qui interroge la naissance du désir révolutionnaire. Si, comme Franck Lepage et certains autres de ses confrères, il flirte avec le stand-up, il reste toujours en deçà de cette forme. Dans une adresse directe dont l’humour est au service du sensible et non de l’efficacité.

La parole des conférenciers gesticulants avance sur un fil. C’est pourquoi, pour accompagner ceux qui souhaitent s’aventurer sur ses traces de funambule, Franck Lepage a très vite mis au point des formations. Organisées par les coopératives d’éducation populaire que sont Le Contrepied et La Trouvaille à Rennes, L’Orage à Grenoble, L’Engrenage à Tours et Vent debout à Toulouse, ainsi que par les membres de L’Ardeur, ces formations portent essentiellement sur la manière d’entrelacer petite et grande histoires. De rendre partageables des bribes de vécu en « se mettant à distance de sa propre pratique », dit la docteure en aménagement de l’espace et de l’urbanisme Pauline Ouvrard, dont la conférence Dégage, on aménage ! Une autre histoire de la lutte des places est aussi programmée à la Ferme du Buisson.

« Le protocole mis au point par L’Ardeur m’a permis d’aller plus loin dans mon auto-socio-analyse et d’apprendre à incarner mon sujet. Il m’a aussi offert la chance d’échanger avec des personnes que je n’aurais sans doute pas rencontrées autrement », poursuit l’enseignante et chercheuse. Des spectacles comme Chez moi on ne parlait pas politique à la maison. Une autre histoire de l’engagement, présenté en ouverture du week-end « Debout les mots ! », où le public est invité à joindre sa parole à celle de plusieurs conférenciers, permettent de prolonger cette expérience collective. De souder la communauté qui partage le goût, selon les termes de Pauline Ouvrard, de « décloisonner les savoirs légitimes et illégitimes et fabriquer de l’espace public autrement, dans un esprit de partage ».

Comme Bernard Friot ou l’historien Gérard Noiriel, qui rappelle dans On a raison de se révolter l’inventivité des luttes engagées en Mai 68, Pauline Ouvrard témoigne de l’intérêt du milieu universitaire pour la conférence gesticulée. Un rapprochement récent qui prouve la légitimité que le mouvement est en train d’acquérir. Des partis politiques se saisissent aussi de l’outil imaginé par Franck Lepage. La France insoumise, notamment, dont l’élue Danielle Simonnet a créé la conférence Uber, les salauds et mes ovaires, tandis que Julian Augé traite de la question du logement dans Je sais plus où j’habite. Une évolution dont les conférenciers de longue date se félicitent, non sans exprimer aussi quelques craintes.

Reconnue pour son efficacité, la conférence gesticulée ne pourrait-elle être utilisée à des fins contraires à celles des initiateurs du mouvement ? Au sein de L’Ardeur et des coopératives citées plus tôt, la question suscite des débats. Preuve supplémentaire du succès de la forme d’éducation populaire inventée par Franck Lepage, dont la notoriété est elle aussi source de questionnements quant à l’avenir du phénomène, qui promet d’être riche.

Debout les mots ! du 12 au 14 octobre à la Ferme du Buisson, allée de la Ferme, 77186 Noisiel, 01 64 62 77 77, www.lafermedubuisson.com

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