Leçon américaine

Le sociologue états-unien Mark Lilla critique ce qu’il nomme la « gauche identitaire », qui aurait renoncé à la conquête du pouvoir par la majorité.

Denis Sieffert  • 17 octobre 2018 abonné·es
Leçon américaine
© photo : JUSTIN SULLIVAN/GETTY IMAGES NORTH AMERICA/AFP

Le sociologue américain Mark Lilla est un traumatisé du trumpisme. Avec l’affairiste milliardaire à la Maison Blanche, « notre vie politique s’enlaidit de jour en jour », dit-il. Mais il convient immédiatement que « s’opposer à Trump n’est pas une politique en soi ». D’où une intéressante réflexion sur les causes de la défaite d’Hillary Clinton en novembre 2016. La faute, dit-il, à une « gauche identitaire » qu’il qualifie de narcissique et moralisante. Lilla n’a pas de mots assez durs pour les mouvements féministes, homosexuels, ou même Black Lives Matter. Il ne leur reproche pas tant d’être « identitaires » – car il reconnaît les succès des Afro-Américains, des homosexuels et des femmes – que de négliger les batailles électorales. On aperçoit là une critique qui pourrait s’approcher des discours de Bernie Sanders et de Jean-Luc Mélenchon : le « vrai peuple » plutôt que les minorités. Ce n’est pas exactement cela, car Lilla ne se situe en rien dans la radicalité sociale ; il fait l’apologie de l’obscure et laborieuse politique institutionnelle. Il ne rejette pas explicitement ce qu’il appelle la « politique militante », celle des banderoles et des défilés, mais à condition qu’elle ne se substitue jamais à la lutte pour la conquête du pouvoir local ou national.

Pour Lilla, l’histoire de la gauche identitaire est celle d’une démission devant l’impératif démocratique de forger des majorités. « Protester, manifester, se révolter ne suffira pas », écrit-il. Il fustige ces « bavards indifférents aux effets qu’ils peuvent avoir sur les élections ». Car « la gauche a des élections à remporter et un électorat centriste issu de la classe ouvrière à reconquérir ». Et, pour atteindre ses objectifs de reconquête, elle doit réhabiliter le concept de citoyenneté, qui « affirme une solidarité transcendant tout lien identitaire ». Pour le sociologue de l’université Columbia, les défenseurs des minorités ont mis la gauche et l’Amérique en miettes. Seule la citoyenneté pourra recoller les morceaux et toucher le plus grand nombre.

Le livre de Mark Lilla se présente comme une leçon de réalisme. Ne jamais s’abstenir. Toujours préférer le « moindre mal ». Ne jamais céder aux vertiges de la pureté absolue ni à la fascination d’une politique tragique. Mais son discours souffre d’une analyse on ne peut plus contestable sur les causes de la défaite des démocrates. Est-ce tellement le résultat d’une politique de défense des minorités, dont il reconnaît lui-même qu’elle a permis de formidables avancées ? N’est-ce pas plutôt leur adhésion souvent zélée aux politiques néolibérales ? Il faut évidemment entendre la critique de Mark Lilla, mais son discours se présente d’abord comme un éloge du compromis électoral et du consensus. Or, c’est souvent ce compromis qui a produit cette impression du « pareil au même » entre gauche et droite, démobilisatrice pour l’électorat de gauche. Et cette leçon-là est loin d’être seulement américaine…

La Gauche identitaire Mark Lilla, Stock, 160 pages, 16 euros.

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

Pour aller plus loin…

Sophie Béroud : « 1995 est le dernier mouvement social avec manifestations massives et grèves reconductibles »
Entretien 5 novembre 2025 abonné·es

Sophie Béroud : « 1995 est le dernier mouvement social avec manifestations massives et grèves reconductibles »

Des millions de personnes dans les rues, un pays bloqué pendant plusieurs semaines, par des grèves massives et reconductibles : 1995 a été historique par plusieurs aspects. Trente ans après, la politiste et spécialiste du syndicalisme retrace ce qui a permis cette mobilisation et ses conséquences.
Par Pierre Jequier-Zalc
1995 : le renouveau intellectuel d’une gauche critique
Analyse 5 novembre 2025 abonné·es

1995 : le renouveau intellectuel d’une gauche critique

Le mouvement de 1995 annonce un retour de l’engagement contre la violence néolibérale, renouant avec le mouvement populaire et élaborant de nouvelles problématiques, de l’écologie à la précarité, du travail aux nouvelles formes de solidarité.
Par Olivier Doubre
Qui a peur du grand méchant woke ?
Idées 29 octobre 2025 abonné·es

Qui a peur du grand méchant woke ?

Si la droite et l’extrême droite ont toujours été proches, le phénomène nouveau des dernières années est moins la normalisation de l’extrême droite que la diabolisation de la gauche, qui se nourrit d’une crise des institutions.
Par Benjamin Tainturier
Roger Martelli : « La gauche doit renouer avec la hardiesse de l’espérance »
Entretien 29 octobre 2025 libéré

Roger Martelli : « La gauche doit renouer avec la hardiesse de l’espérance »

Spécialiste du mouvement ouvrier français et du communisme, l’historien est un fin connaisseur des divisions qui lacèrent les gauches françaises. Il s’émeut du rejet ostracisant qui les frappe aujourd’hui, notamment leur aile la plus radicale, et propose des voies alternatives pour reprendre l’initiative et retrouver l’espoir. Et contrer l’extrême droite.
Par Olivier Doubre