Quand l’industrie préempte le progrès

Omniprésents dans la recherche, les géants du numérique exercent une mainmise sur le secteur de l’intelligence artificielle et confisquent toute possibilité de débat démocratique.

Erwan Manac'h  • 24 octobre 2018 abonné·es
Quand l’industrie préempte le progrès
© photo : Le vice-président d’Amazon, Dave Limp, présente son dernier gadget pour Alexa, un « assistant personnel intelligent », le 20 septembre à Seattle. nGrant HINDSLEY/AFP

Dans une gare, disait Emmanuel Macron en inauguration de la Station F, « on croise des gens qui ont réussi et des gens qui ne sont rien ». Dans cette ancienne friche ferroviaire ripolinée en centre névralgique de la « tech » française, au cœur de Paris, on croise aussi quelques mastodontes de l’industrie du numérique. Microsoft, Facebook, Amazon, Google… Des noms qui planent sur le campus de 34 000 m², et ses 1 034 start-up dédiées notamment à l’intelligence artificielle (IA).

Un an et demi après son lancement, la pépinière imaginée et (en grande partie) financée par Xavier Niel est un indéniable succès d’estime. Tout le monde veut en être. 11 271 candidatures en un an, dont 9 % sélectionnées, rapporte Challenges dans une récente enquête (1). Les investisseurs ont suivi avec gourmandise (2), et le culte de cet antre de la disruption attire des touristes du monde entier. Les visites guidées organisées deux fois par semaine affichent complet.

L’envers du décor commence pourtant à poindre : un environnement socialement dur – 35 % des résidents ne s’octroient aucun salaire et 15 % se paient moins que le Smic, alors que la moitié d’entre eux passe plus de dix heures par jour sur place (source Station F) – où les rares exemples de réussite vont irrémédiablement de pair avec les grands noms de l’industrie du numérique. Les huit start-up qui ont touché le Graal, se faire racheter par plus gros qu’elles, étaient en effet incubées dans les programmes des grands groupes hébergés à la Station F, note Challenges.

Voilà l’horizon promis par l’« écosystème français » : des projets de recherche largement imbibés de deniers privés, à grand renfort d’aides publiques, qui caressent le secret espoir d’être aspirés et couverts d’or par un des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Ce modèle est celui qui prévaut partout dans le monde, dans la course de vitesse internationale engagée pour faire éclore la nouvelle Silicon Valley de l’intelligence artificielle. Les États-Unis, la Corée du Sud et le Royaume-Uni déploient des programmes ambitieux de recherche adossés sur les entreprises privées, tandis que Montréal tente de s’ériger en « pôle mondial de l’IA ». Des centres de recherche au carrefour du privé et du public ouvrent aussi au Japon, et les Émirats arabes unis ont créé le premier ministère de l’Intelligence artificielle. La Chine se distingue par la stratégie la plus volontariste, mais également la plus fermée, en investissant 5 milliards de dollars par an dans l’IA et en déployant une armée de chercheurs dans l’analyse sémantique, qui revêt des attraits certains en matière de surveillance de masse.

Mais tous ces programmes sont sans commune mesure avec ceux engagés par les entreprises privées elles-mêmes. Amazon a consacré en 2017 plus de 16 milliards de dollars à la recherche et développement, suivi de près par Alphabet, la maison mère de Google (14 milliards), et Intel (13 milliards). Ces géants du numérique, qui profitent des flous juridiques pour s’exonérer de l’impôt, investissent donc chacun trois fois plus d’argent que les États les plus volontaristes.

Ce sont ces milliards que les États espèrent capter pour leur économie nationale, se livrant à un grand concours planétaire de la frime. Emmanuel Macron veut ainsi faire de la France un « hub mondial de l’IA » et prendre le contrôle de « la révolution par l’innovation radicale » pour permettre l’éclosion en France des nouveaux « champions de l’intelligence artificielle ». Il s’est doté d’un coordonnateur national pour la stratégie d’intelligence artificielle, le 21 septembre, et réaffecte 1,5 milliard du programme « Investissements d’avenir », initié en 2010, vers l’intelligence artificielle, notamment pour abonder un fonds « French Tech Seed » (graine de « French tech ») qui investira directement dans les start-up du secteur. Le plan, échafaudé entre autres par le mathématicien et député marcheur Cédric Villani, auteur d’un rapport sur l’intelligence artificielle pompeusement intitulé « AI for humanity », comporte trois priorités.

Ce rapport ambitionne d’abord de dynamiser la formation et la recherche par des bourses et la création d’instituts interdisciplinaires dédiés à l’IA. L’enjeu est notamment de proposer aux entreprises du secteur les forces vives dont elles ont besoin. Il souhaite ensuite dérouler un tapis rouge aux entreprises étrangères pour les inciter à venir « disrupter » notre économie. Pour encourager ces « innovations de rupture », selon la directrice du label national French Tech, Kat Borlongan, auteure d’une tribune commune avec le fondateur de Blablacar, Frédéric Mazzella (3), il faudra « être en mesure d’attirer un pool de talents expérimenté », ce qui passe par une « simplification radicale du French tech visa », le régime de faveur offert aux ingénieurs de l’IA pour venir s’installer en France. Les vieux remèdes du patronat sont également agités, pour viser à mots couverts les droits sociaux et fiscaux français : « Si nous ne faisons rien, nos entreprises vont perdre en compétitivité et l’économie dégringolera encore », prévenait Cédric Villani (Le Monde, 28 mars 2018).

La Commission européenne, au diapason, travaille également à la création d’un « marché commun numérique » pour « faire tomber les barrières réglementaires et transformer les 28 marchés nationaux en un marché unique », affirme la commission Junker, afin que « les citoyens et les entreprises [puissent] faire du commerce et innover sans entraves ». Les forces convergent donc vers une libéralisation accélérée du secteur des nouvelles technologies, même si la loi Pacte, récemment votée, étend le contrôle des investissements étrangers aux domaines de l’IA et du stockage de données.

Le troisième objectif de la France, dixit Villani, est de déployer « une politique offensive de la donnée qui vise à favoriser son accès, son partage et sa circulation ». Les données, matière première des « algorithmes » auto-apprenants d’intelligence artificielle, sont le nouveau nerf de la guerre. Pour attirer les géants mondiaux, la France a donc mis en chantier une plateforme de partage de données, ainsi qu’un « health data hub », créé le 18 octobre par la ministre de la Santé, pour partager « le patrimoine national des données de santé ».

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Toutes ces largesses n’abandonnent toutefois pas totalement le développement de l’intelligence artificielle aux mains des Gafam, veut croire Marie-Christine Rousset, professeure d’informatique à l’université de Grenoble, spécialiste de l’intelligence artificielle et des bases de données. « Il y a beaucoup de recherches dans le public en France comme à l’étranger. Même si l’innovation privée jouit d’une incomparable force de frappe », reconnaît l’universitaire.

Ce qui inquiète en revanche les chercheurs, c’est le début de fuite des cerveaux qui se fait jour, avec une raréfaction des thésards et la politique de recrutement agressive des Gafam parmi les chercheurs les plus brillants. Les salaires qu’ils font miroiter sont sans commune mesure avec les 1 800 euros nets auxquels peut prétendre un maître de conférences en début de carrière dans le public. Facebook a notamment fait une prise de choix, en 2013, en recrutant le Français Yann Le Cun, un des inventeurs de l’apprentissage profond, qui conduit aux innovations les plus spectaculaires que nous connaissons aujourd’hui.

« C’est dramatique, il n’y a pas un étudiant qui veuille travailler au CNRS aujourd’hui, s’inquiète Nathalie Aussenac-Gilles, directrice de recherche dans l’organisme public, qui travaille sur le traitement de la sémantique, secteur porteur de l’intelligence artificielle. Les Gafam se servent largement dans le vivier de chercheurs européens, qui est excellent. Dans les trois ou cinq prochaines années, nous risquons d’avoir un grand creux dans la recherche publique. » Si elle dément tout « renoncement », elle avoue néanmoins un « sentiment d’impuissance » parmi les chercheurs du public.

Ce problème de mainmise des intérêts privés sur l’innovation n’est certes pas nouveau. L’industrie pharmaceutique a montré les biais que ce modèle de développement pouvait induire, lorsqu’il s’agit par exemple de financer la recherche sur des médicaments dont le marché est peu porteur. Le débat, cependant, est un peu différent dans l’IA, car les géants du numérique pratiquent largement l’open source, la publication de leurs résultats de recherche, pour inciter les entreprises à s’emparer de leurs technologies et espérer en récupérer des bénéfices.

Ce que celles-ci jalousent, en revanche, c’est la propriété du gigantesque gisement de « valeur » que sont les données. Google en tête, seule une poignée de géants du numérique disposent de la capacité de calcul nécessaire pour faire tourner les algorithmes les plus puissants. Une bataille s’engage donc pour que ces bases de données ne soient pas accaparées par les « plateformes ». Un risque de « captation de valeur déjà caractéristique de l’économie numérique », prévenait France stratégie en mars 2017, qui s’aggraverait si les entreprises françaises étaient dépendantes des géants du numérique. « Rien ne serait pire, prévenait l’institution rattachée à Matignon, que de considérer ces transformations comme inéluctables, alors qu’elles relèvent de choix collectifs soumis à débat. »

(1) Challenges, 18 octobre 2018.

(2) 250 millions d’euros ont été levés par 232 start-up, toujours selon Challenge.

(3) Les Échos, 18 octobre 2018.