« Sexe, race et colonies » : Débauche d’images ?

La richesse iconographique de Sexe, race et colonies, loin du voyeurisme dénoncé par certains, permet de comprendre ce qui demeure de la domination passée dans la société contemporaine.

Jean-Claude Renard  • 17 octobre 2018 abonné·es
« Sexe, race et colonies » : Débauche d’images ?
photo : Jeune fille, buste. Carte postale éditée par A. F. Decoly, Saïgon, Vietnam, 1911.
© Groupe de recherche Achac/Coll. part.

Ça a débuté comme ça. Par des explorateurs qui découvrent des habitants vivant tranquillement leur nudité. Dans une gravure de 1634, Théodore de Bry livre ainsi le capitaine néerlandais Sebald De Weert accostant en Guinée, habillé de pied en cap, visiblement fasciné par le passage d’une femme aux seins nus nourrissant ses enfants. Une autre gravure, fin XVIIe, de William Say orne une boîte métallique circulaire représentant Virginie « donnant à boire au nègre », nu, à la plastique musclée. Un siècle plus tard, Carl Frederik von Breda peint « un gentleman suédois instruisant un prince noir ».

Majoritairement, entre gravures et peintures, les images évoquent un paradis terrestre peuplé de bons sauvages, aux corps généreusement offerts. L’« autre » sonne comme une invitation au rêve, révélateur d’une admiration pour les peuples « exotiques ».

La généralisation de l’esclavage entre l’Afrique et les Amériques, les relations conflictuelles dans l’espace méditerranéen, la montée en puissance des empires coloniaux et l’émergence du racisme scientifique vont progressivement effacer ce « temps de la sidération » au bénéfice de représentations de plus en plus souvent dévalorisantes, à caractère sexuel, à côté néanmoins d’œuvres majeures, comme Les Femmes d’Alger dans leur appartement, de Delacroix ou Le Bain turc, d’Ingres. C’est l’heure des danseuses lascives et des odalisques dans un cortège de harems et de hammams.

L’Embarras du choix, ou le roi de Tombouctou offrant une de ses filles en mariage au capitaine, de George Cruikshank (1818), donne le ton, avec un militaire élégant et viril et des femmes sauvages, riant de leurs gros culs et de leurs gros seins. Pas une scène, une tranche de vie qui ne soit érotisée, de la vahiné à la femme hottentote. Seins bondissants et croupes saillantes. Rien de tel que la femme d’« ailleurs » pour incarner la luxure, revêtue d’une innocence sexuelle. Suffisamment pour conforter la position conquérante du maître et du colon.

Au mitan du XIXe siècle, c’est un autre tournant : l’avènement de la photographie. Et avec elle l’émergence de grandes agences : Léon & Lévy, Neurdein Frères, Félix Bonfils, Bourne & Shepherd. Nombre de photographes vont s’imposer dans ce nouvel art. Jean Geiser en Algérie, Marcelin Flandrin au Maroc, François-Edmond Fortier au Sénégal, Lucien Gauthier à Tahiti. Détail essentiel : des années 1860 à 1920 ou 1930, la plus grande partie de la production exotique et érotique est hexagonale. La France domine le marché international de la photographie et de la carte postale (avant d’être détrônée par les États-Unis). Dans la foulée des expositions universelles et coloniales naît aussi une presse de voyage illustrée à très grand tirage, alimentant un tourisme exotique en expansion. Tandis qu’un peu partout des politiques se mettent en place pour limiter ou interdire toute mixité sexuelle dans les métropoles coloniales. Hypocrisie totale !

Du côté de l’« ailleurs », en images, sexualité, prostitution, homosexualité et race s’entremêlent jusqu’au-delà de la Grande Guerre. Productrices d’un porno colonial, mâtinées de grivoiseries et d’érotisme, face à une demande pressante, les images de plus en plus obscènes se multiplient.

Ce sont des danseuses et prostituées, à Biskra (1870) ou en Nubie (1883) ; une femme appuyée contre une colonne, les jambes écartées, un éventail à la main, lequel ne cache surtout pas son sexe (1890) ; un portrait de famille de jeunes filles désirables en Abyssinie (1899) ; un officier et sa négresse culbutée (1905) ; des intouchables cinghalaises au Sri Lanka (1905) ; une Algérienne aux beaux seins sur lesquels on a rajouté au feutre « N’en soyez pas jalouse » (1906) ; une série de cartes postales de belles Mauresques par-dessus lesquelles est écrit « œufs frais » (1906) ; une Tonkinoise achevant sa toilette (1907) ; une « Mademoiselle… Y a bon ! », à Djibouti (1910). Sur d’autres séries, dans ce début de siècle, au Maroc, on peut lire « Ti regardes… mais ti toche pas !… », ou encore deux hommes, chibres au clair, dans un décor champêtre. En Guinée, on croque une « vie coloniale d’opérette ! musique, femmes… alcool » (1933)…

Si la part homosexuelle semble moindre dans cette vaste iconographie, le plus souvent, les femmes sont donc perçues comme faciles, lubriques, perverses et donc forcément insatiables, ce qui permet aussi de construire, en miroir, une vision de l’épouse blanche idéale, pudique et chaste. Surtout, si la duplication des images érotiques ou pornographiques et la circulation des cartes postales (par dizaines de millions) représentant cet « autre » sont utilisées pour asseoir le pouvoir des métropoles coloniales, en nourrissant leurs fantasmes, elles se révèlent d’emblée très juteuses financièrement. Et pas n’importe comment. C’est une carte postale qui voyage sans enveloppe, sans interdit, par voie postale et à la vue de tout le monde, échangée en famille, commentaires graveleux et sous-entendus compris (alors que les mêmes images avec des femmes blanches sont bannies par les bonnes mœurs, commercialisées sous le manteau ou dans les officines privées). Dénuder une indigène n’est pas une violence sexuelle, ni pornographique. Et le lointain n’a jamais été aussi juste puisque l’image impose sa vérité implacable. De quoi forger la matrice d’un imaginaire solide pour plusieurs générations.

Le cinéma va ajouter une pierre à cet édifice de l’infini érotique des colonies, avec des hommes blancs en maîtres incontestés et incontestables des espaces colonisés, avec des protecteurs et des séducteurs, des libérateurs de femmes « indigènes », des femmes forcément fatales – orientales ou asiatiques. Mais les années 1960 et 1970 opèrent un nouveau regard, avec une mixité et une population non blanche affichant sa visibilité. Playboy, qui met en couverture, en 1965, sa première playmate noire, reste certes dans la sexualité, mais annonce comme une rupture, voire une revanche, dans la représentation d’une beauté assumée, d’égale à égale avec la femme blanche, a fortiori quand il s’agit d’un magazine pleinement inscrit dans la culture américaine. Le couple s’affiche aussi. En ce sens, les films Devine qui vient dîner ce soir ? ou Élise ou la vraie vie sont déterminants : une femme blanche peut aimer l’« autre ». La libéralisation du corps féminin rompt avec la domination masculine. Il appartiendra ensuite aux artistes contemporains de déconstruire cette domination sexuelle dans l’histoire des colonies… et toujours à travers l’image.

Ainsi se clôt cette somme scientifique qu’est Sexe, race et colonies, marquée par la richesse de ses illustrations. Une richesse correspondant à la diversité géographique étudiée et à l’ampleur de l’histoire, étirée sur six siècles à travers cinq continents.

Quelque 1 200 illustrations emplissent l’ouvrage : une misère par rapport au corpus puisé dans les fonds privés et publics internationaux, auprès de petits collectionneurs, de librairies spécialisées en cartes postales, magazines et dessins, au bout de recherches bibliographiques et d’un large inventaire. Plus de 70 000 images ont été vues, analysées. « La sélection s’est faite sur la nécessité d’observer ce qui était donné à voir aux gens au fil des époques, confie Pascal Blanchard. Il fallait être en phase avec elles. Le livre a été structuré à partir de ces images, en identifiant les différents corpus, selon les siècles, les thèmes, les supports, avant de trouver chaque spécialiste d’un sujet. » D’où un objet à la fois scientifique et ce qu’on appelle chez les éditeurs « un beau livre », chargé parfois de six ou sept illustrations sur une page, entre séries, gravures, estampes, peintures et photographies. « Il a fallu rendre chaque page le plus lisible possible, explique Emmanuelle Collignon, coordinatrice des maquettistes et des directeurs artistiques. Dans l’équilibre, en étant toujours en corrélation avec le texte. »

D’aucuns ont trouvé cette somme iconographique obscène, voyeuriste, réactivant même la violence de la domination. Fallait-il tout montrer ? « Nous n’avons justement pas tout montré, réplique Pascal Blanchard. Les images pédophiles, par exemple, ont été écartées pour des raisons de droit. Mais il s’agissait de montrer ce qu’était la réalité, de montrer ce qu’ont vu et vécu nos aînés. Ces images faisaient partie de la norme sociale, de l’acceptation. Il fallait expliciter comment le bain colonial s’est fabriqué, comment on a cru que, de l’autre côté des mers, il y avait des femmes dénudées qui attendaient l’arrivée des Blancs. Tout cela est justement fabriqué par l’image ! »

Assurément, si on enlevait les images, il n’y aurait pas de débat. Tout se passe comme s’il était encore difficile de regarder en arrière. Il n’empêche. Avec Sexe, race et colonies, ce sont maintenant plusieurs dizaines de chercheurs dans le monde qui entament déjà de nouveaux travaux sur la domination sexuelle, partie prenante de la colonisation.