Sferis, un enfer social estampillé SNCF

Management par la peur, conditions de travail indignes, mépris du code du travail… La filiale privée du groupe ferroviaire pour les travaux de voirie comprime les coûts en mettant ses salariés en danger. Révélations.

Erwan Manac'h  • 10 octobre 2018 abonné·es
Sferis, un enfer social estampillé SNCF
© photo : GEOFFROY VAN DER HASSELT/AFP

J e n’avais jamais vu ça. L’ambiance est tellement tendue que tout le monde veut quitter l’entreprise, sauf ceux qui n’ont pas le choix parce qu’ils ont un emprunt ou des enfants », confie un ancien salarié, qui cumule pourtant les expériences dans le domaine des ressources humaines. « On a créé des situations de souffrance extrême », soupire un autre, qui vient lui aussi de démissionner pour ne plus aller « travailler la boule au ventre ».

Bienvenue chez Sferis, filiale de droit privé créée de toutes pièces en 2012 par la SNCF pour faire le même travail qu’elle à moindre coût. Spécialiste des travaux et opérations de maintenance des voies ferrées, des caténaires et de la signalisation, elle concourt aux appels d’offres qui sont désormais passés pour le rail ou intervient comme simple sous-traitant de la SNCF « de gré à gré ». « On est la SNCF low cost », souffle un salarié qui officie sur les chaînes d’« annonces humaines » déployées le long des voies pour remplacer une signalisation électronique en panne ou en maintenance.

Des semaines de 76 heures

Cet appendice de la SNCF a connu une croissance – trop – rapide et atteint 829 salariés au premier semestre 2018, grossissant dans une chasse obsessionnelle aux coûts. Il a l’avantage d’embaucher hors statut de cheminot, sous convention collective du BTP, et ne rémunère pas ses ouvriers durant le temps de trajet, jusqu’à 50 km, contrairement à la SNCF. Comme le révèle une somme de documents et de témoignages recueillis par Politis, Sferis s’est aussi alignée sur les pires pratiques managériales du secteur du BTP et prend quelques libertés avec la légalité. C’est ce qui transparaît des comptes rendus de réunions du personnel, au cours desquelles des ouvriers se plaignent régulièrement d’être logés dans des conditions indignes. Ceux qui sont affectés sur la ligne Sète-Narbonne, qui travaillent de nuit, dorment ainsi dans un camping près de Montpellier. Ils dénoncent également des pauses refusées et l’absence d’eau potable ou de « base de vie » sur certains chantiers.

Les journées dépassent fréquemment la durée légale, avec des ouvriers pointant jusqu’à 76 heures par semaine, là où la loi limite à 48 heures maximum le travail hebdomadaire. La direction constate elle-même en juillet 2016 que des ouvriers « ont travaillé 22 heures d’affilée », soulignant tout de même que cela ne doit « pas être pris en exemple ». Enfin, début 2018, l’employeur n’avait encore jamais procédé à une évaluation des risques dans l’entreprise, démarche pourtant élémentaire et obligatoire (1).

Des méthodes de management imprimées par un homme : Thierry Feutrie, directeur d’un service des ressources humaines en sous-effectif chronique. Professionnel dévoué et hyperexigeant, il attend un investissement de chaque instant de ses salariés dans la « guerre » qu’il conduit pour faire croître Sferis sur des marchés tourmentés. « Il a été assez bon pour le développement de l’entreprise à une époque où il y avait tout à faire. Mais il n’a pas changé de méthode maintenant qu’il faut structurer l’entreprise », analyse un cadre démissionnaire. Au quotidien, Feutrie sème la division, maintient une « pression constante » et convoque des salariés à huis clos, parfois pendant plusieurs heures, pour les accabler de ses coups de colère qui glacent le personnel des ressources humaines. Au point que ce service essuie une vague de départs depuis fin 2016.

Le 19 décembre 2017, c’est l’inspection du travail qui prend la plume pour s’inquiéter de ces pratiques. Saisie dans le cadre d’une procédure d’alerte pour « danger grave et imminent » qui a déclenché un mois plus tôt une enquête du comité d’hygiène et de sécurité (CHSCT) visant le DRH, elle relève des « éléments extrêmement préoccupants ». L’institution s’inquiète en particulier du « comportement [du] directeur des ressources humaines, mettant en lumière des éléments susceptibles d’être qualifiés de harcèlement moral ». Et de lister une « communication professionnelle tous les jours de la semaine et en dehors des horaires de travail, y compris la nuit, [des] dénigrements et humiliations, menaces de licenciement, intimidations, altercations verbales violentes [et] salariés en pleurs suite à des entretiens avec M. Feutrie ».

Contactée par Politis, la direction de Sferis déclare avoir invité l’inspecteur du travail « à se joindre à [sa] démarche d’évaluation des risques professionnels ». Mais, selon les pièces versées à une procédure judiciaire ultérieure, sa réponse à l’inspection du travail n’avait pas manqué de piment. « Nous tenons à vous préciser que, […] face à l’absence de situation de harcèlement, aucune mesure conservatoire n’a été bien entendu décidée », claironnait-elle.

Turn-over record

Le 9 janvier 2018, c’est au tour de la médecine du travail de s’inquiéter de la situation. Dans un courrier adressé à la direction, elle constate que « plusieurs personnes de l’entreprise […] présentent une souffrance psychologique », un « sur-stress » et un « syndrome anxio-dépressif ». Elle avoue surtout un certain désarroi : « Il est impossible d’avoir une véritable idée du nombre de personnes qui présentent une souffrance psychologique chez Sferis. En effet, il existe une sous-estimation dans la mesure où l’anxiété entraîne le fait que des personnes ne contactent pas leur médecin du travail […] parce qu’elles ont peur des conséquences de cette révélation. »

C’est enfin la justice qui vient mettre en lumière la dérive du DRH. Fin 2017, la direction de Sferis saisit le tribunal de grande instance de Paris pour empêcher l’intervention d’un expert extérieur, chargé par le CHSCT de dresser un diagnostic des « risques psycho-sociaux graves » dans l’entreprise. La loi permet aux représentants des salariés de solliciter ce type d’expertise indépendante lorsqu’une situation préoccupante perdure. Mais la direction de Sferis redoute que ses méthodes soient couchées noir sur blanc, chiffres et témoignages à l’appui. Elle invoque un vice de forme pour faire annuler l’expertise. Et dépêche au domicile personnel de quatre membres du CHSCT un huissier de justice flanqué d’une notification de poursuites.

Dans son ordonnance de référé, rendue le 17 mai 2018, le tribunal donne finalement raison à la direction sur la forme. L’expertise est annulée pour un défaut dans sa rédaction. Mais Sferis est condamnée pour avoir ciblé nommément les élus du CHSCT « dans un souci de pression, ou en tout cas d’inutiles tracasseries », et doit verser 500 euros de dommages à chacun. « Le tribunal reconnaît entre les lignes que le risque grave était avéré, décrypte Adeline Mangou, avocate des salariés. Sa décision rend compte des pressions exercées par la société Sferis à l’encontre des membres du CHSCT : leur assignation par huissier à leur domicile était tout à fait inutile. »

Depuis, malgré le déploiement d’un « plan d’action », piloté par le DRH, l’entreprise reste dirigée à vue, avec un management de la débrouille qui la caractérise depuis ses débuts, malgré une croissance très rapide qui impose une évolution constante de son organisation interne. Un désordre accentué par le turn-over important, qui atteint une proportion telle que la population de salariés de moins d’un an d’ancienneté a culminé en 2016 à 50 % des effectifs. Sferis enregistrait la même année un turn-over de 19 % et le nombre de journées d’absence a progressé deux fois plus vite que le nombre de salariés entre 2013 et 2016 (+ 350 %). « Soit on part, soit on subit, mais les conséquences peuvent être graves pour ceux qui ne peuvent pas partir », soupire un salarié.

Dans le même temps, les délégués syndicaux – qui refusent d’ailleurs de témoigner – semblent craindre des représailles. Les comptes rendus de réunions d’instances révèlent un usage peu transparent des « absences autorisées payées » (AAP) dans l’entreprise. Un régime de chômage technique qui maintient le salaire de base du salarié mais lui fait perdre ses primes (prime d’« efficacité », heures supplémentaires et de nuit, etc.), qui représentent souvent un tiers de la rémunération mensuelle des ouvriers. Plusieurs représentants du personnel ont été mis à ce régime sec, appliqué de manière discrétionnaire par l’employeur, sans qu’il soit néanmoins possible de prouver l’existence d’une discrimination syndicale. Des doutes persistent notamment depuis la fin 2017, lorsque certains délégués du personnel sont changés de chantier chaque semaine, ou travaillent le lundi de 10 heures à midi avant d’être mis en « AAP », ce qui les oblige à se déplacer « pour rien ». Face à cette situation, évoquée en décembre 2017 par les délégués du personnel, la direction « dément formellement toute action » de représailles et observe que « cela ne concerne en aucun cas uniquement les élus ».

Silence à la SNCF

Le climat social, en tout cas, demeure tendu. « La difficulté, chez Sferis, est que les salariés ont peur de s’exprimer et que la représentation syndicale n’est pas évidente du fait des pressions exercées à l’encontre des élus, observe Adeline Mangou. En outre l’éparpillement des sites éloigne ces élus des salariés. Il est difficile de défendre leurs intérêts dans ces conditions. »

Malgré ces alertes répétées, Thierry Feutrie est resté en poste. Contactée, la direction de la SNCF n’a pas souhaité réagir. Il semble néanmoins peu probable que les cadres du groupe puissent ignorer cette situation. Filiale à 100 % de la SNCF, Sferis compte parmi son comité de direction « trois collaborateurs mis à disposition par la SNCF » (sur six en tout), qui restent donc salariés de la maison-mère. Et lorsque l’entreprise s’interroge sur son avenir, elle confie à SNCF Consulting, un bureau d’études, autre filiale de la SNCF, une mission de conseil pour revoir « le fonctionnement de l’entreprise et l’organisation de la production » « par rapport aux évolutions actuelles du marché ferroviaire ». Le système mis en place chez Sferis est donc étroitement lié à la stratégie du groupe SNCF.

Cure d’amaigrissement

Le management s’est d’ailleurs durci chez Sferis à partir de septembre 2016, alors que la direction de la SNCF vient de lancer un plan d’économies drastique concernant l’ensemble de ses filiales. Nommée « 4 × 5 % », la stratégie table sur 20 % de baisse des coûts « hors production » en quatre ans. Soit « le double du rythme » observé jusqu’alors, selon Guillaume Pepy, président du directoire de la SNCF (1). « Toutes les fonctions support », des ressources humaines à l’informatique en passant par la communication, devront subir cette cure d’amaigrissement, lance alors le patron de l’entreprise publique.

La direction de Sferis déploie depuis une méthode de lean management, une organisation du travail dictée par la chasse aux coûts : une transformation du fonctionnement et de l’organigramme de l’entreprise qui a conduit trois salariés au bord du burn-out. Un droit d’alerte, déposé début 2017, devant le comité d’hygiène et de sécurité pointe un surmenage dû au « caractère anxiogène » de ces évolutions. La procédure a été levée trois mois plus tard, après plusieurs recrutements et un plan d’action de la direction, sans que la « mauvaise ambiance » ne soit pour autant réglée.

La chasse aux coûts semble également perdurer comme une véritable obsession pour la direction de Sferis, sous la pression imposée par son unique actionnaire et client quasi exclusif (« plus de 80 % du chiffre d’affaires », selon la direction). Interrogée sur les semaines de 76 heures effectuées par certains ouvriers, la direction en reporte ainsi la responsabilité sur la SNCF, qui n’a pas prévu la main-d’œuvre nécessaire au respect de la loi dans son « déroulé de chantier ». « Cette situation soulève la question de la rémunération de l’entreprise par le client », lâche la direction devant les représentants des salariés.

Même omniprésence du « client » et même pression insidieuse, en mars 2018, lorsque des délégués du personnel s’inquiètent une énième fois du fait que l’eau potable vient à manquer sur certains chantiers. « Ceci ne justifie en rien le fait d’arrêter le chantier, rétorque la direction, [ni] d’empêcher la réalisation du travail attendu par notre client. » Interrogée par Politis, la direction a résumé sa politique par « un management participatif et à l’écoute de ses collaborateurs  »

(1) La direction a répondu à Politis être en train de choisir un cabinet spécialisé pour procéder à cette évaluation.

Travail Économie
Publié dans le dossier
SNCF : L'enfer des filiales
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