Coquillages à l’étouffée

Les ostréiculteurs de l’étang de Thau ont du mal à faire le lien entre changement climatique et pollution de leur zone de travail.

Vanina Delmas  • 28 novembre 2018 abonné·es
Coquillages à l’étouffée
photo : La température de l’étang de Thau augmente depuis le début des années 1990.
© Luc OLIVIER/AFP

D’un côté la Méditerranée, de l’autre l’étang de Thau. Au milieu, le lido reliant Sète et Marseillan, frontière naturelle entre l’eau douce et l’eau salée. Ce cordon sableux aménagé de douze kilomètres invite à s’engouffrer dans les interstices routiers pour découvrir les mas conchylicoles disséminés autour de la lagune vedette de l’Hérault. En ce mois de novembre, l’air marin souffle, les oiseaux migrateurs survolent les vignes roussies par la chaleur de l’été, particulièrement ardente. Pendant huit jours consécutifs, la température de l’eau du bassin de Thau a stagné à 29,5 °C, provoquant un épisode sévère de malaïgue, « mauvaises eaux » en occitan. Un été meurtrier pour les coquillages de Thau : 2 700 tonnes d’huîtres détruites (un tiers de la production annuelle) et 1 200 tonnes de moules (100 % de l’élevage). Aujourd’hui, 15 % de la production française d’huîtres provient de l’étang de Thau.

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La plupart des médias ont titré sur l’impact dévastateur du réchauffement climatique, mais la réalité est plus complexe que cela, à l’image de cet écosystème lagunaire aussi riche que fragile. Car la malaïgue est d’abord « une réaction chimique naturelle », s’empresse de rappeler chaque scientifique ou ostréiculteur interrogé. « Plus la température augmente, plus le métabolisme des animaux au sang froid comme les huîtres s’accélère soutenant leur croissance et induisant leur reproduction. Les huîtres consomment donc plus d’oxygène. Mais en parallèle, la lagune stocke moins ce précieux oxygène à cause de la chaleur qui diminue la solubilité des gaz dans l’eau. En l’absence de vent, cela peut provoquer un dysfonctionnement grave de lagune provoquant une anoxie (absence d’oxygène dans l’eau). Et dans ce cas le réacteur de vie s’emballe », explique Franck Lagarde, chercheur à la station sétoise de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer).

Ces « mauvaises eaux », Annie Castaldo les a affrontées plusieurs fois. À quatre ans de la retraite, cette ostréicultrice est la troisième génération à élever des huîtres issues du milieu naturel dans le mas familial de Marseillan. Cet été, elle et ses proches ont « évité la ­catastrophe », mais ont tout de même perdu près de la moitié de leur parc. Pour elle, pourtant, « ce n’est pas symptomatique du réchauffement climatique », même si la malaïgue n’était plus apparue depuis douze ans et si elle ne peut nier la hausse de la température de l’eau. « Quand j’ai plongé en Méditerranée en octobre, l’eau était encore à 21 °C à 20 mètres ! Si elle continue de se réchauffer, les algues vont mourir, les herbiers aussi, alors que ce sont les poumons de l’étang. Mais il faut attendre de voir si le scénario se répète l’été prochain », tempère Annie, sans cesser de séparer les huîtres qui défilent sur le tapis roulant après avoir fait un tour dans la laveuse. En face d’elle, sa mère, âgée de 83 ans, acquiesce tout en remplissant les pochons d’huîtres.

À 10 kilomètres en direction de Sète, se trouve le Mourre-Blanc, un complexe conchylicole où cohabitent 160 éleveurs. « Les HLM des ostréiculteurs », glisse Ludovic Régnier, installé depuis 2003. Au travail depuis l’âge de 14 ans, il reste passionné, mais les vicissitudes du métier semblent l’avoir atteint. La malaïgue estivale a tué 70 % de sa production, la déclaration d’indemnités agricoles attend sur un coin de son bureau. Le réchauffement climatique, il y pense forcément, mais, pour lui, il se situe à une autre échelle que ses soucis quotidiens. Il avait commencé à compiler des relevés de températures mais s’est arrêté par manque de temps. Et un peu par dépit : « Il nous tombe toujours quelque chose sur la tête : un virus, une pollution, la malaïgue, bientôt ce seront les microplastiques… Évidemment qu’on pense aussi au réchauffement climatique ; je me dis parfois que le métier risque de disparaître, mais, si j’y pensais vraiment, j’irais voir mes huîtres à la rame ! »

Torrents de pluie

La prudence, voire la méfiance, des éleveurs se heurte pourtant aux constats. Selon les relevés de l’Ifremer, les anomalies de températures dans l’eau deviennent systématiques : + 0,1 à + 0,2 °C au début des années 1990, + 0,8 à +1 °C aujourd’hui. Et les précipitations diminuent depuis 2005 : entre 100 et 200 mm de moins par an, même si Météo France alerte sur les risques d’intensification des épisodes méditerranéens de type cévenol, comme celui responsable des inondations de l’Aude, le département voisin, en octobre. Ces torrents de pluie inquiètent davantage les ostréiculteurs que la chaleur et la malaïgue, car le ruissellement charrie toutes les pollutions du bassin-versant, qui atterrissent dans la lagune : les eaux usées domestiques, les pesticides des champs et des vignes, les rejets des entreprises, les bactéries…

Depuis 2007, le Syndicat mixte du bassin de Thau (SMBT) a mis en place Vigithau, un dispositif de surveillance qui transforme les informations météorologiques en risques sanitaires. Les conchyliculteurs sont avertis par mail et par SMS afin d’anticiper la pollution et de mettre leurs coquillages à l’abri. « Les conchyliculteurs sont nos sentinelles, car leur métier exige des contraintes environnementales cent fois plus importantes que les eaux de baignade », souligne le SMBT. Contrairement aux idées reçues, l’étang de Thau n’a jamais été aussi propre. « Nos diagnostics écologiques des lagunes et de la colonne d’eau démontrent une amélioration de la qualité environnementale. À l’échelle d’une vie de scientifique, nous pouvons voir cette restauration écologique », souligne Franck Lagarde. Pour preuve : le retour des hippocampes et des herbiers dans les profondeurs.

À Bouzigues, l’huître est reine. Si l’on prend un peu de hauteur, on peut observer l’alignement des tables ostréicoles, auxquelles sont suspendues les cordes d’huîtres baignant dans l’eau. Elles ressemblent à des taches d’encre noire, contrastant avec le bleu de la lagune. Décor de carte postale. Sur les rives de l’étang, les petits restaurants jouent des coudes pour attirer les touristes, marcheurs et gastronomes de novembre. La terrasse de la Nymphe affiche complet. Au menu de ce restaurant de « producteurs et pêcheurs depuis 1937 » : daurades, soles, loups, huîtres et moules du jour, tout droit venus de l’élevage familial.

Avant de devenir la patronne de l’établissement il y a vingt-quatre ans, Martine Benezech était ostréicultrice. « Cet été, nous n’avons quasiment pas eu de vent du Nord. C’est lui qui permet de faire des vagues et de rafraîchir notre eau », remarque-t-elle en rappelant que les anciens du coin parlaient tous de la « période des cavaliers », l’équivalent des saints de glace dans le Languedoc. Des maisons se construisent, la population augmente, mais les systèmes d’égouts ne sont pas adaptés, le lagunage déborde, notamment celui de Mèze, et tout se déverse dans notre étang », énumère-t-elle en pensant aux difficultés quotidiennes de ses fils, qui ont repris l’exploitation. « Entre la chaleur, la montée des eaux et l’érosion de la côte, peut-être que notre restaurant n’existera plus dans quelques années », glisse-t-elle.

Dans son rapport « Développement durable 2018 », la communauté d’agglomération Sète agglopôle Méditerranée répète sa volonté de développer et d’améliorer les réseaux d’assainissement du territoire, en commençant par la rénovation de la station d’épuration de Sète, prévue pour 2022, car sa capacité est « insuffisante » et « une partie des équipements obsolète ». Elle traite 18 000 m³ d’eau par jour, et jusqu’à 30 000 m³ lors des fortes précipitations.

Résilience

« En attendant une gestion à l’échelle mondiale des émissions de dioxyde de carbone, nous devons imaginer des solutions à l’échelle locale pour augmenter la résistance, la résilience de notre écosystème face à ces futures vagues de chaleur. Par exemple, en adaptant des pratiques culturales comme sortir les élevages commercialisables avant les pics de température, sélectionner des huîtres plus résistantes à ces nouvelles conditions », analyse le chercheur de l’Ifremer. Les conchyliculteurs se sont équipés de bassins de purification pour répondre aux normes sanitaires et vendre sur les marchés, les déchets des coquilles ne sont plus déversés dans l’eau mais recyclés…

Annie Castaldo a choisi de ne pas surcharger les cordes d’huîtres, car, « plus on met d’animaux, plus il y a de morts ». Elle réfléchit en outre à installer un bulleur fonctionnant à l’énergie solaire pour ajouter de l’oxygène autour de ses tables. Certains évoquent la permaculture comme fortifiant naturel, car élever plusieurs espèces permet à celles-ci de résister plus facilement aux maladies – au moins celles connues aujourd’hui. Enfin, l’idée de creuser une nouvelle entrée d’eau de mer, en supplément des graus de Sète et de Marseillan, pour apporter davantage de fraîcheur dans la lagune ressurgit de temps en temps. « Mais l’État a refusé, prétextant que cela changerait la physiologie de la lagune », déplore Annie Castaldo, qui a lutté notamment à coups de manifestations, de grève et de pneus brûlés pour que les lagunages soient améliorés.

« Dès qu’il y a une activité humaine, il y a un impact sur l’étang ! Mais, si c’est pour améliorer nos conditions de travail et de vie, cela vaut sûrement la peine », renchérit Ludovic Régnier. « Les ostréiculteurs sont les meilleurs défenseurs de la lagune, ils ont les mêmes objectifs que les écolos : une eau propre, un tourisme minimal et une urbanisation plus modérée. Mais ils sont dans l’immédiateté, leur perception du climat et même de la lagune n’est pas globale », tente d’analyser Jean-Paul Sallasse, de l’association locale Les Écologistes de l’Euzière.

Cet observateur de la faune et de la flore locales depuis quarante ans finit par confier l’une de ses craintes : « Que la lagune de Thau, très convoitée, devienne davantage un décor qu’un outil de travail. » En filigrane : que les ostréiculteurs ne soient plus les sentinelles vigilantes de cette parenthèse entre terre et mer.

Écologie
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