Des révolutionnaires sans nom

Tribune. Une foule sans parti et sans représentant est peut-être ce qui distingue une situation révolutionnaire d’un soulèvement de plus.

François Cusset  • 19 décembre 2018
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Des révolutionnaires sans nom
© photo : Simon Guillemin / Hans Lucas / AFP

Samedi 1er décembre, un habitant richement vêtu du quartier des Champs-Élysées daigne se laisser fouiller, comme les autres, pour pouvoir entrer dans la zone clôturée par les CRS. Les bras en croix pendant la palpation, il se ravise soudain et repart dans l’autre sens, lançant d’un ton fat : « On n’est pas des voyous, nous ! » Tout le monde se regarde, gagné par le rire et un début de complicité. Le jeune CRS passe à la fouille de la personne suivante, à qui il lâche, désignant le nanti disparu : « Ça vous en fera toujours un de moins sur les Champs… » Plus loin, on s’interpelle entre inconnus d’un trottoir à l’autre, avec ou sans gilet, pour moquer l’attitude des locaux, vomir les impôts, évoquer les outils laissés à la maison qui auraient été bien utiles à Paris ce samedi. Mais toujours sur ce ton enjoué, de cette voix forte un peu cabotine, cherchant la connivence et l’irrévérence, qu’on entend plutôt lors d’un barbecue printanier entre amis qu’à l’occasion d’une manifestation tendue.

Et plus loin encore c’est la place enfumée, où, malgré les charges policières, les yeux qui piquent et la haine séculaire entre fascistes et anarchistes (on en croise quelques-uns, ils devraient en venir aux mains, mais ils s’évitent), malgré tout, le voisinage serein des uns et des autres, la sidération d’être là, la surenchère de mots potaches ne sont décidément pas ceux des cortèges dociles ou des défilés à heure fixe rassemblant d’habitude des encartés du même bord, des partisans sous le même slogan. Et ceux qui, ailleurs, auraient ferraillé les uns contre les autres se donnent ici un coup de main pour improviser une barricade au coin de l’avenue. Rien n’y ressemble à ce qu’on connaît.

Érodées par la désaffection des grandes organisations, ringardisées par les défaites sociales et le désenchantement, mais réveillées aussi par les affinités en ligne et leur parole décomplexée, les affiliations politiques ou idéologiques usuelles ne sont pas absentes, mais plutôt suspendues, délibérément tues (comme sont absents, ou très discrets, drapeaux, sigles ou logos). On leur préfère, à côté des adages sur le pouvoir d’achat et la fiscalité injuste, quelques références communes minimales, qu’on n’aurait jamais imaginées entonnées en 2018, réveillant en plein quartier chic une mémoire révolutionnaire inattendue – juillet 1789, juin 1848, le roi qui doit se démettre ou on lui coupera la tête, les fantômes du comité populaire et de l’autogouvernement – ou, faute d’invoquer ceux-ci, la méfiance unanime envers les tactiques de récupération politique des uns et les injonctions des autres à la représentation et à la revendication limitées. Les souvenirs de révoltes historiques qu’on avait rangées sous plexiglas ressurgissent au détour des palabres, désinvoltes ou plus rageuses, par-dessus les polarités officielles qui devraient diviser cette foule de circonstance.

Juxtaposition sur le bitume de poujadistes et d’écosocialistes, de patriotes et de libertaires, de beaufs et de factieux, et surtout d’une immense majorité inqualifiée (ou sans qualités), rechignant à s’autodéfinir mais résolue à aller jusqu’au bout : le brouillard jaune de ces samedis d’automne échappe au grand Un. Il ne fait pas une nation, même si on y trouve des patriotes musclés ; pas un peuple, même si on y entend des refrains populistes ; pas une classe, même si des marxistes s’y encanaillent aussi. Nuée rieuse et déjà aguerrie, foule trop ferme pour être récupérable, qui semble être venue en laissant au vestiaire les opinions et les affirmations identitaires qui fâchent, cet essaim en jaune et noir est fait de tout et de tous, d’époques enchevêtrées et de mondes sociaux variés. Et son appel à renverser le pouvoir affiche une bonne humeur partagée qui pourrait bien être le meilleur antidote au poison de l’exclusion et de la fascisation.

Deux seules choses le soudent : l’évidence des vies de galère ou des fins de mois impossibles et la contagion au présent, stupéfiante, allègre, de ce défi de pavé lancé à tous les pouvoirs. Mais pas encore un nom. Qu’on y voie la révolte des « petits », comme il est écrit au marqueur sur beaucoup de gilets jaunes, des « quelconques » ou de la « multitude », appellations en vogue il y a dix ans, ou juste des « 99 % » comme il se dit depuis le mouvement Occupy Wall Street (2011), ils déjouent les mots usés et les dualismes fatigués : gauche et droite, casseurs et pacifistes, manifestation et émeute, réforme et révolution, travail et consommation.

Et plus que les dégâts eux-mêmes qu’ils laissent derrière eux – puisque trente ans de saccage néolibéral font plus violence, à coup sûr, qu’une poignée d’abribus brisés et de voitures incendiées –, c’est précisément cette contingence horizontale, ce grouillement inclassable qui réveillent, relayée par des médias inquiets, la peur ancestrale de la horde lyncheuse et de la foule incontrôlable. Attention, classes dangereuses ! C’est ce qu’on essaie de faire croire : comme le recommandent depuis un siècle les lecteurs de Psychologie des foules de Gustave Le Bon (sur la spirale « criminelle » de tout mouvement social) et les autres experts de la contre-insurrection, il faut dramatiser le tableau en raz-de-marée sauvage, en dépolitiser l’élan, en effacer les solidarités, y pointer comme parasites des groupes identifiables (les jeunes des quartiers, notamment, ou les ados des lycées), incriminer la minorité agitée, même quand il est évident qu’elle n’est plus dissociable de la majorité opiniâtre – et prévenir les derniers indécis qu’une foule sans parti, sans programme, sans nom et sans représentant ne saurait être qu’une horde incendiaire.

Alors qu’elle est peut-être, à ce titre, ce qui distingue d’un soulèvement de plus une situation précisément révolutionnaire : horizontalité facétieuse et contagieuse des colères, et d’une foule bon enfant mais déterminée qu’un seul mort sous les coups de la police peut muer un matin en vaste soulèvement ; extension rapide d’un secteur à l’autre ; ferment inclusif du combat préféré au ferment exclusif de l’identité ; obsolescence soudaine des vocabulaires autorisés ; et un élan d’ensemble absolument indécidable – qui fait courir le risque à toutes les révolutions, on ne le sait que trop, d’accoucher de la Réaction ou de la pire dictature. Mais en attendant de savoir si elle en est une, celle-ci s’ébroue gaiement : elle gronde, se répand, rigole, invective, jaunit l’atmosphère, se réapproprie quartiers cossus ou carrefours stratégiques, et met chaque jour un peu plus en déroute nos certitudes d’hier.

François Cusset est professeur d’études américaines à l’université Paris- Nanterre. Dernier ouvrage paru : Le Déchaînement du monde. Logique nouvelle de la violence, La Découverte, 2018.

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