Église et pédophilie : histoire d’un déni français

Au contraire de ce qui se passe dans d’autres pays, notre société fait preuve d’une incroyable mansuétude à l’égard des abus sexuels commis par des prêtres. À quelques jours du procès à Lyon du cardinal Barbarin, jugé pour non-dénonciation, état des lieux d’une tragédie longtemps étouffée.

Jean-Claude Renard  • 19 décembre 2018 abonné·es
Église et pédophilie : histoire d’un déni français
© photo : Le prélat lyonnais se défend en disant qu’il avait informé Rome. On ne savait pas qu’il était citoyen romain ! crédit : GABRIEL BOUYS/AFP

Le procès pourrait être retentissant. Le 7 janvier prochain, sa messe de l’Épiphanie à peine célébrée, le cardinal Philippe Barbarin comparaîtra au tribunal correctionnel de Lyon pour non-­dénonciation d’abus sexuels – aux côtés de six autres personnes. Des crimes commis par le père Bernard Preynat, accusé par plusieurs dizaines de scouts d’actes de pédophilie entre 1970 et 1991. À l’origine de cette procédure, les militants de l’association La Parole libérée, fondée fin 2015 par les victimes du prêtre. Après une enquête du parquet de Lyon en 2016, les faits pour lesquels le cardinal devra comparaître avaient bénéficié d’un classement sans suite. L’association avait alors recouru à la procédure de citation directe (qui évite la phase de l’instruction). Ce procès sera-t-il enfin l’occasion d’un état des lieux général des crimes pédophiles dans l’Église ? Dans tous les cas, la France est à la traîne.

En Irlande, un rapport commandé par le gouvernement et publié en 2009 révélait que plus de 400 enfants avaient été violés par une quarantaine de prêtres dans le diocèse de Dublin au cours des trente dernières années. En Australie, une enquête entamée en 2013, également à l’initiative du gouvernement, dévoilait plus de 4 400 cas d’abus sexuels entre 1980 et 2015. En Allemagne, c’est l’épiscopat qui s’est chargé d’une enquête, non sans se confronter à divers problèmes : documents détruits, dossiers sélectionnés, accès impossible à certaines archives. En nombre de viols, les chiffres n’en sont pas moins accablants sur les soixante dernières années. Aux Pays-Bas, une enquête était lancée en 2010, ajoutant son lot de scandales et d’horreurs. L’été dernier, une vague de révélations aux États-Unis et au Chili a plongé encore le monde dans l’effroi. Aux États-Unis, l’enquête d’un procureur de Pennsylvanie a mis au jour les abus sexuels de trois cents prêtres sur au moins mille enfants à travers six des huit diocèses de cet État lors des soixante-dix dernières années. Au Chili, la multiplication d’enquêtes de la justice a dévoilé plusieurs centaines de cas d’agressions sexuelles commises depuis les années 1960, engendrant nombre de démissions et de procès, provoquant un immense émoi au sein de la population, écœurée par l’omerta régnant dans l’institution. Toujours dans ce même été, le pape François publiait une Lettre au peuple de Dieu, condamnant les atrocités commises, dénonçant « une culture de l’abus, abus de pouvoir, abus de conscience et abus sexuels » et appelant tous les baptisés à se mobiliser contre les crimes pédophiles. Le 12 décembre, il a lui-même écarté deux de ses neuf conseillers cardinaux impliqués dans différentes affaires.

Linge sale en famille

En attendant le procès de Philippe Barbarin, la France échapperait-elle à ce tsunami touchant l’Église ? Pour sûr, les affaires ne manquent pas. En septembre et en octobre, deux prêtres se sont suicidés après que des « gestes » et des « comportements inappropriés » ont été rapportés à leur diocèse. Un autre prêtre, Jean-Marc Schoepff, suspecté d’agressions sexuelles sur mineurs, a été incarcéré à Nice à la suite de plusieurs plaintes. Il était resté au contact de jeunes garçons jusqu’à sa suspension ordonnée en 2017 par la préfecture – et non par sa hiérarchie. Et jusqu’à sa mise en examen il a bénéficié du soutien d’une partie de sa paroisse. C’est dire si, même dans le cercle des fidèles, quelque chose coince aussi. « Avec la pédophilie dans l’Église, on est très proche de l’inceste, relève Isabelle de Gaulmyn, rédactrice en chef de La Croix et auteure d’Histoire d’un silence. Pédophilie à Lyon (2016), elle-même ancienne scoute sous l’égide du père Preynat et témoin. Ne serait-ce que parce qu’on appelle le prêtre “père”, celui avec lequel on entretient un rapport fort au sein d’une communauté, qui est aussi proche de la famille, des parents. Or, avec l’inceste, on a toujours du mal à faire éclater la vérité, à dire les choses. Et les victimes restent dans la sidération. »

Récemment encore, André Fort, évêque émérite d’Orléans, a écopé de huit mois de prison avec sursis pour ne pas avoir dénoncé les actes pédophiles d’un prêtre de son diocèse – le père Pierre de Coye de Castelet, condamné, lui, à trois ans de prison dont un avec sursis. Des peines bien plus légères que celles requises par le procureur : un an ferme avec mandat d’arrêt pour le premier, et trois ans de prison dont six mois avec sursis pour le second.

Début novembre, à l’occasion de leur assemblée plénière d’automne, à Lourdes, pour la première fois, cent dix-huit évêques ont entendu le témoignage de huit victimes. Dans la foulée, les évêques ont annoncé la création d’une commission indépendante pour faire la lumière sur les abus sexuels sur mineurs dans l’Église catholique depuis 1950. Secrétaire général de la Conférence des évêques de France (CEF), Olivier Ribadeau Dumas a promis que l’épiscopat demanderait pour diriger cette commission « une personnalité dont la crédibilité au sein de la société française est telle que son indépendance et son impartialité ne puissent pas être remises en cause ». Un rapport devrait être publié d’ici à deux ans. Un délai court, mais les évêques ne pouvaient plus attendre. Très rapidement, Jean-Marc Sauvé, ancien vice-président du Conseil d’État, a été choisi pour présider cette commission, qui devrait rassembler juristes, historiens, psychologues et sociologues.

Quelques interrogations émergent tout de même : quelles seront les prérogatives de cette commission, ses moyens matériels et financiers ? Se contentera-t-elle de chiffres, d’additionner des témoignages ? Aura-t-elle accès aux archives ? Interrogera-t-elle le rapport à la sexualité dans un monde où domine le péché de la chair et qui ne règle les abus sexuels qu’à travers le pardon et le repentir ? Cherchera-t-elle à fouiller les structures, à expliquer les silences, les alliances objectives, les protections, à déterminer les responsabilités hiérarchiques ?

Ce sera affaire de transparence pour une maison qui a toujours préféré laver son linge sale en famille « parce que l’extérieur est jugé hostile, estime Isabelle de Gaulmyn. Mais, en nommant ici quelqu’un d’extérieur, les évêques reconnaissent qu’ils n’ont pas les clés pour résoudre le problème. On a donc fait un pas, enfin ». Même si « une partie des évêques ne souhaitent pas, à l’évidence, faire toute la lumière, et ont tendance à penser que la pédophilie s’arrête aux frontières, comme le nuage de Tchernobyl ! », raille Christine Pedotti, directrice de Témoignage chrétien, auteure d’un essai contre les silences coupables de l’Église, Qu’avez-vous fait de Jésus ?, à paraître en janvier. Il faut reconnaître qu’ils ont l’art de communiquer avec autant de talent que les dirigeants de la RDA en octobre 1989 ! »

Problème politique

On peut lire aussi l’annonce du lancement de cette commission comme une réaction contrainte au projet rejeté de création d’une commission d’enquête parlementaire au Sénat, réclamée encore récemment (et déjà en 2010) par Témoignage chrétien. Corinne Bouchoux, sénatrice EELV entre 2011 et 2017, a longtemps œuvré pour sa mise en place. En vain. Avant tout parce que le sujet qu’un groupe choisit dans le cadre de son droit de tirage (1) doit être validé par la commission des Lois puis par les instances du Sénat. À aucun moment les conditions politiques n’ont permis que cela aboutisse. « L’argument principal était qu’il n’y avait pas urgence, explique Corinne Bouchoux. Un autre reposait sur des questions judiciaires, sachant qu’on ne peut monter une commission sur un sujet qui se trouve sous le coup de procès en cours. Bout à bout, il y avait toujours une raison pour que le consensus politique ne soit pas rempli. On en était même très loin ! »

On aura remarqué que, pour Alexandre Benalla, la commission d’enquête n’a pas traîné pour être instaurée… malgré une affaire en cours. « On voit donc bien que le problème n’est pas juridique mais politique et que, toutes tendances confondues, mais plus à droite qu’à gauche, il y a encore une crainte et un respect pour le grand mastodonte qu’est le monde catholique », souligne Christine Pedotti. Néanmoins, une mission commune d’information a tout de même été mise en place au Sénat, précise Corinne Bouchoux. « Cela ressemble à une commission d’enquête, regroupant toutes les familles politiques, sauf qu’elle n’a pas un grand pouvoir d’investigation. On doit donc s’en contenter. »

La commission décidée par les évêques arrive ainsi bien tardivement. « Parce que beaucoup ont pensé que la pédophilie n’est pas spécifique à l’Église, alors pourquoi s’en prendre à elle ? », pointe Isabelle de Gaulmyn. Il n’empêche : on peut s’étonner du peu de bruit médiatique et politique que les scandales successifs génèrent. Pourquoi la société française, dont les propres enfants sont touchés, ne réagit-elle pas davantage ? D’autant que les révélations de l’association La Parole libérée, avec des victimes témoignant à visage découvert, ne sont pas les premières. Bien avant le cas Barbarin, en 2001, Mgr Pican, évêque émérite de Bayeux-Lisieux, était condamné à de la prison avec sursis pour avoir couvert un autre prêtre pédophile, le père René Bissey. La Conférence des évêques de France avait alors diffusé une brochure rappelant à ses membres ­l’obligation d’informer la justice s’ils avaient connaissance de plaintes. Sans effet pour une Église inscrite dans une démarche systémique, protégeant les coupables en les déplaçant. En 2016, la CEF créait la cellule permanente de lutte contre la pédophilie, recueillant les témoignages de victimes et le signalement des actes. Pour quel résultat ? Président de cette cellule, Mgr Luc Crepy confiait en septembre au Monde que l’on observait encore « la tentation de minimiser le problème, y compris parmi les évêques, afin de défendre l’Église ».

De fait, on constate une culture du silence, des complaisances, une mansuétude à tous les étages. Pour Corinne Bouchoux, « si la réflexion arrive aussi tardivement en France, c’est peut-être parce que, de façon paradoxale, au niveau du débat public, notre République laïque a consciemment ou inconsciemment placé l’Église à l’abri de tout regard extérieur, “hors-sol”. Plus que dans d’autres pays où ce concept bien français n’existe pas, où l’Église a dû réagir plus tôt car ébranlée dans ses fondements. Certains pensent que c’est de l’arrogance ou de la suffisance. Je serais plutôt tentée de dire que cela relève d’une forme d’inconscience grave et de déni. Nous avons également été tiraillés entre la prise en compte de la parole de l’enfant (et l’affaire d’Outreau n’y est pas pour rien) et ce qui est important en démocratie : le respect de la présomption d’innocence. On a toujours privilégié celle-ci à la parole de l’enfant. Cela relève d’une crise démocratique. Nous avons toujours été beaucoup plus lents en France pour nommer les choses, mettre en place des dispositifs. Est-ce lié à la place de l’enfant dans notre société, à un sentiment de toute-puissance de certaines institutions ? J’avoue avoir plus de questions que de réponses. » C’est la raison pour laquelle elle compte beaucoup sur la mission commune du Sénat pour faire avancer la réflexion.

« Penser l’impensable »

À l’étranger, d’Australie en Irlande, on a aussi pu observer une meilleure organisation des victimes, qui ont beaucoup dialogué avec les médias, lesquels ont mené des enquêtes approfondies. « Il y a eu une dynamique positive, analyse Corinne Bouchoux. Et c’est après que l’Église, acculée, même par les gouvernements, a dû faire quelque chose. Cette dynamique n’a pas eu lieu en France, à l’exception de quelques médias. » Les médias, justement. Qui le plus souvent traitent la question sous la forme d’un simple fait divers. « On constate du côté des journalistes une culture religieuse proche du néant. C’est un monde qui n’existe pas, dont ils ne connaissent pas les hiérarchies, la structure, regrette Christine Pedotti. Du coup, ils sont comme une poule devant un couteau face aux affaires et à cette crise profonde. »

Les choses ont cependant changé. « Il y a vingt ans, on pouvait lire trois papiers par an sur le sujet, poursuit Corinne Bouchoux. Aujourd’hui, il y a des cartons d’archives volumineux. On est sorti d’une forme d’omerta. Il y a eu pendant longtemps une indulgence coupable, une incapacité à poser la question en termes plus politiques, une impuissance sociétale à prendre la mesure du problème, à s’en indigner collectivement, à penser l’impensable. La Croix a été l’un des rares journaux à ne pas tomber dans le déni. » Tout comme Psychologies magazine, souligne-t-elle encore, qui, en 2015, publiait une grande enquête juste avant Noël. On peut aussi citer Témoignage chrétien ou la revue Golias, qui s’est préoccupée du sujet avant même les années 2000. Ou l’explosive enquête de Fabrice Arfi, alors à La Tribune de Lyon, autour du père Joël Allaz, violeur en série en Suisse, protégé par l’Église helvétique, réfugié à Lyon et à Grenoble, entre 1989 et 2005. Resté impuni.

Dans l’ensemble, étonnamment pourrait-on dire, les interrogations et les indignations sont plutôt venues de titres catholiques. « Même le silence des artistes et des intellectuels, observe encore Corinne Bouchoux, est le reflet de l’embarras de toute une société. Le prochain film de François Ozon (2), portant justement sur les crimes du père Preynat, est en ce sens tout à fait courageux, qui plus est pour un cinéaste estampillé “grand public”. Il fallait pouvoir porter ce sujet, a fortiori en un temps très court. » Idem pour le documentaire remarquable d’Éric Guéret, Enfance abusée, diffusé récemment sur France 2, dans lequel intervient Corinne Bouchoux, pas seulement en tant qu’ancienne sénatrice, mais aussi en tant que victime.

Ce 7 janvier aura donc lieu le procès Barbarin. Qu’est-ce qu’on peut en attendre, « sinon la vérité sur des actes prescrits ? Y a-t-il eu protection ou non sur des faits connus ou non ?, s’interroge Corinne Bouchoux. Visiblement, il y a eu des dysfonctionnements. Il s’agit d’établir les responsabilités. C’est le travail de la justice ». Le prélat lyonnais se défend en disant qu’il avait informé Rome. Diable ! Jusque-là, on ne savait pas qu’il était citoyen romain ! Va-t-on revenir sur la prescription des faits (3) et le père Preynat ? Pour Isabelle de Gaulmyn, qui n’attend pas grand-chose de ce procès, faire de Barbarin, « qui a très mal géré l’affaire, le premier coupable serait exonérer les autres, ses trois prédécesseurs, décédés, et toute une communauté restée dans le silence ». Faut-il alors « attendre qu’un archevêque soit entôlé pour faire bouger les choses ?, renchérit la directrice de Témoignage chrétien. La peur pourrait être bonne conseillère »… Au moins, ce procès pourrait donner du poids à la commission instaurée par les évêques et à la mission d’enquête du Sénat. « L’une et l’autre sont des demi-victoires, tempère Christine Pedotti. Mais deux demi-victoires font-elles une victoire ? » Rien n’est moins sûr.

Société
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