Aux origines de la grève en Inde

Pour comprendre l’actuel mouvement massif des travailleurs indiens, il faut revenir aux années qui entourent l’indépendance du pays, en 1947.

Vanessa Caru  • 23 janvier 2019 abonné·es
Aux origines de la grève en Inde
©photo : Les 8 et 9 janvier, 200 millions de personnes (ici à New Delhi) se sont mises en grève. crédit : Sajjad HUSSAIN/AFP

Les 8 et 9 janvier, l’Inde a connu un épisode de grève massive. Rassemblant près de 200 millions de travailleuses et de travailleurs, touchant des secteurs aussi divers que les transports, les services bancaires ou l’industrie, le mouvement était appelé par dix syndicats – dont les fédérations liées aux partis communistes et au parti du Congrès. La plateforme commune de revendications vise à remédier à la détérioration des conditions de vie des salarié·e·s du fait du chômage et de l’inflation (contrôle des prix, revalorisation des salaires minimaux, etc.), mais aussi à enrayer les attaques portées par le gouvernement nationaliste hindou sur les législations du travail, le droit de syndicalisation et de négociations collectives.

1789, épopée graphique La Révolution française n’est pas morte. « Reprise » par les événements, comme l’expliquait Guillaume Mazeau dans ces colonnes, elle est aussi saisie par les arts : au théâtre par Joël Pommerat, au cinéma avec Un peuple et son roi, et dans la bande dessinée avec ce premier tome d’une série réalisée par Grouazel et Locard, Révolution. 1. Liberté. Cette épopée graphique est nourrie des renouvellements de l’historiographie et empreinte des caractéristiques d’une histoire populaire et émancipatrice. Tous les peuples de Paris, élevés au rang d’acteurs, hommes, femmes et enfants, se déploient dans les planches de l’ouvrage, cependant qu’est montrée la cascade de mépris du pouvoir monarchique. Sérieux et souci de la nuance s’articulent avec un art du récit comme du dessin, réussissant la prouesse de restituer et le souffle et la complexité révolutionnaires. Laurence De Cock et Mathilde Larrère Révolution. 1. Liberté, Grouazel et Locard, Acte Sud, 328 pages, 26 euros.
Comprendre l’origine de cette mobilisation implique de revenir sur un moment clé de l’histoire du mouvement ouvrier indien. C’est dans les années 1940, et tout particulièrement après l’indépendance du pays, en 1947, que fut mis en place, sous la pression de fortes mobilisations, le système régissant les relations entre capital et travail actuellement remis en cause. La décennie est marquée par une intense agitation populaire laissant penser que les intérêts des travailleuses et des travailleurs peuvent peser dans la construction de la jeune nation. À la mobilisation importante en faveur du mouvement Quit India de 1942 succède, après la Seconde Guerre mondiale, la plus forte vague de grèves que l’Inde coloniale ait jamais connue, sous l’égide de deux centrales syndicales tenues par les communistes. À son pic, en 1946, on compte plus de deux millions de grévistes, dans tous les secteurs de l’économie. Le mouvement prend même à certains endroits un caractère insurrectionnel, comme à Bombay, en février 1946, lorsqu’une grève générale est organisée en soutien aux matelots mutinés de la Royal Indian Navy, alors qu’au Telangana une guérilla paysanne s’organise de 1946 à 1951 contre un système encore largement féodal.

Dans un premier temps, l’ampleur de la mobilisation force le patronat et le parti du Congrès, désormais au pouvoir, à d’importantes concessions pour ramener la paix sociale. Ils vont jusqu’à discuter, lors de négociations tenues en décembre 1947, d’un intéressement aux profits et d’un contrôle ouvrier sur la production. Mais, dans les faits, le patronat refuse de respecter ses engagements et le Congrès choisit une politique de développement qui donne la priorité à l’augmentation de la production et repose sur une alliance avec les industriels. En conséquence, c’est un tout autre système qui se met en place, marqué par un paternalisme d’État. D’importants acquis sociaux sont alors gagnés, le salaire minimum par exemple. Mais les syndicats se retrouvent dépendants du patronage des autorités, qui acquièrent un rôle important dans le règlement des relations capital-travail (Industrial Disputes Act de 1947). Le droit de grève se trouve ainsi réglementé au profit du recours à des commissions tripartites chargées d’arbitrer les conflits. L’État légifère dans tous les domaines qui peuvent faire l’objet de négociations collectives : salaires, heures de travail, etc. Enfin, le Congrès fonde sa centrale syndicale, l’Intuc, qui, du fait de sa proximité avec le pouvoir, connaît une croissance importante et s’applique à mener une politique de conciliation.

À partir des années 1990, le tournant néolibéral pris par les autorités et l’abandon de toute perspective d’État social ont entraîné la remise en cause du compromis de la fin des années 1940. Le gouvernement multiplie les actions pour ajuster les législations existantes aux besoins du capital : désinvestissement des secteurs publics, augmentation de la contractualisation permettant de contourner les législations protectrices, prolifération des dérogations à ces dernières, changement de la procédure pour la reconnaissance des syndicats, etc. Si la grève a donc été aussi massivement suivie, c’est que l’enjeu n’est pas uniquement la défense et l’approfondissement des acquis sociaux hérités de l’indépendance, mais aussi la préservation du droit et de la capacité de négociations collectives mise à mal par un État qui renonce désormais à jouer le rôle d’arbitre.

En savoir plus : www.contretemps.eu/compromis-classe-inde-chibber

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