Les effets pervers de la loi anti-prostitution

En supprimant le délit de racolage et en instaurant une amende pour le client, la loi de 2016 entendait « protéger » les travailleur·se·s du sexe. En réalité, elle les a précarisés et soumis à davantage de violences. Sans effet sur le proxénétisme.

Romain Haillard  • 30 janvier 2019 abonné·es
Les effets pervers de la loi anti-prostitution
© photo : BERTRAND LANGLOIS/AFP

La lumière chaude d’une vitrine vient caresser l’asphalte du boulevard de Belleville. Sous le regard des badauds installés aux terrasses toujours pleines de ce quartier de Paris, un défilé de femmes asiatiques s’engouffre dans le local éclairé. Un vieil homme vient traîner sa canne près de la devanture et grommelle : « Ah, y a les putes. » Une jeune femme emmitouflée dans un pull à col roulé rouge le regarde partir et commente : « Voilà pourquoi il faut faire de la médiation avec les riverains. »

Nora Martin-Janko coordonne le programme Lotus Bus pour Médecins du monde (MDM). Une fois par semaine, les travailleuses du sexe d’origine chinoise viennent rencontrer les membres de cette association de solidarité. Les habituées sortent rapidement avec des préservatifs, les nouvelles s’arrêtent un instant pour un entretien et des conseils de réduction des risques. Quelques sourires s’échangent, puis les mines redeviennent sérieuses. Il faut retourner travailler, dans des conditions dégradées.

« Les questions de santé globale constituent notre priorité. Il ne s’agit pas d’être “pour ou contre la prostitution” », explique d’emblée la coordinatrice de MDM. Le sujet déchaîne les passions, mais Nora Martin-Janko tranche : « Nous nous devons de dénoncer les mesures néfastes, la pénalisation des clients en est une. »

Deux ans après la promulgation de la loi du 13 avril 2016 contre le « système prostitutionnel », MDM a publié une enquête sur ses effets. Près de 600 travailleurs et travailleuses du sexe y ont participé, via une dizaine d’associations de terrain. À la lecture des résultats, les enquêteurs constatent : « La majorité des travailleur·se·s du sexe interrogé·e·s considèrent que la pénalisation des clients s’avère plus préjudiciable pour elles et eux que l’ancienne mesure de pénalisation de racolage public. »

Les clients, nouvelles cibles des forces de l’ordre, semblent avoir déserté les trottoirs. Selon l’enquête commandée par l’ONG, près de 80 % des personnes prostituées auraient subi une baisse de leurs revenus depuis 2016 : un appauvrissement qui frappe une population déjà précarisée. La demande décroît, mais l’offre reste la même, voire progresse. « Nous constatons une légère augmentation de la prostitution sur Internet, elle concerne 25 000 à 30 000 personnes », expose Jean-Marc Droguet, commissaire divisionnaire et chef de l’Office central de répression de la traite des êtres humains (OCRTEH). Le haut gradé, spécialisé dans le démantèlement de réseaux d’exploitation sexuelle, poursuit : « La prostitution dans la rue reste stable, avec 10 000 prostitué·e·s, malgré une légère baisse observable uniquement en région parisienne. »

La clientèle n’a pas seulement périclité, elle a changé de nature. Des hommes conscients de la peine encourue – jusqu’à 1 500 euros d’amende – sont prêts à faire peser cet argument dans les « négociations ». Une trentaine de témoignages anonymes illustrent cette dégradation des conditions de travail sur le blog « Ma lumière rouge » de Thierry Schaffauser, travailleur du sexe et syndiqué au Strass (1). Avant la loi, Sandra tarifait la passe entre 40 et 50 euros : « Maintenant, les clients passent, repassent, ils viennent et nous disent : “Tu vois ? Tu ne fais rien, vas-y, accepte pour 20 euros.” » Une autre rapporte les paroles d’un client : « C’est difficile pour moi de venir, je risque de me faire arrêter par la police. Tu pourrais faire moins cher ! » À Belleville, Nora Martin-Janko dépeint une situation similaire : « Les clients veulent aller vite, ils mettent la pression, donc il y a moins de négociations sur les prix et les femmes les acceptent de manière contrainte. » Une précipitation problématique pour des travailleuses habituées à jauger leurs interlocuteurs.

Les concessions ne concernent pas seulement l’argent. De plus en plus, l’usage du préservatif entre dans les négociations. 38 % des travailleur·se·s du sexe auraient des difficultés à imposer son utilisation, selon l’étude quantitative de MDM. Giovanna, femme transgenre et directrice de l’association Acceptess-T (2), confirme : « La demande commence à intégrer cette reconfiguration, et certaines proposent elles-mêmes des rapports non protégés. » Un risque majeur qui se cumule avec celui représenté par l’éloignement des structures de soins.

La coordinatrice du programme Lotus Bus en fait l’expérience à Paris : « Des femmes chinoises partent “travailler à la campagne” pendant un mois, puis reviennent. Nous les voyons moins, voire plus du tout. » Le suivi médical devient erratique. Elle poursuit, inquiète : « Nous les dirigeons vers des médecins de confiance, à qui elles peuvent se confier sans être jugées. Si elles n’y ont pas accès, elles hésitent à consulter un autre professionnel. Quand les priorités économiques prennent le dessus, elles loupent des rendez-vous et ne se font plus dépister. »

Un site officiel du gouvernement proclame fièrement : « Afin de protéger les prostituées plutôt que de les interpeller, le délit de racolage est supprimé. » La nécessité de « protéger » les personnes prostituées s’éclipserait au profit d’une répression continue exercée localement. Nora Martin-Janko relate froidement le vécu des femmes qui viennent la voir : « Les policiers procèdent à des contrôles d’identité, harcèlent à propos des titres de séjour, ils attendent devant les portes d’immeuble pour dissuader ou arrêter les clients. Ils incitent les travailleuses du sexe à témoigner contre eux. »

Dans le fief de Gérard Collomb, à Lyon, la municipalité fait également preuve de zèle. Quartier Gerland, des arrêtés anti-stationnement à répétition viennent chasser les camionnettes de passe. « Les PV pleuvent, les travailleuses du sexe peuvent en prendre trois dans la même journée », raconte Antoine Baudry, de Cabiria, association dédiée à la santé des personnes prostituées, qui ajoute, exaspéré : « Leurs camions finissent parfois à la fourrière. Elles ne peuvent plus travailler et doivent débourser 135 euros pour le récupérer ! » Conséquence : le climat de défiance envers les forces de l’ordre se renforce.

À Paris, tandis que le local du boulevard de Belleville se vide, une Chinoise en manteau blanc s’attarde et sollicite la coordinatrice de Médecins du monde. Nora Martin-Janko écoute ses confidences. « Encore un violeur en série », commente-t-elle, la mine sombre. L’enquête menée par son association met en évidence une augmentation des violences. Insultes de rue, passages à tabac, vols, braquages, viols… Le commissaire Jean-Marc Droguet, lui, dénombre 202 affaires de ce type en 2017 : « Mais beaucoup de personnes hésitent à porter plainte. » Par méfiance envers les uniformes, qui ne sont pas perçus comme une aide vers qui se diriger. Mais aussi pour se protéger. « La loi considère la location d’un appartement à une prostituée comme du proxénétisme, explique Nora Martin-Janko. Alors, si l’une d’elles se fait attaquer par un client chez elle, elle ne va alerter ni les voisins ni la police. De peur de voir son bailleur prévenu et de perdre son logement. »

Lutter contre le « système prostitutionnel » : telle était l’ambition des législateurs lors de l’adoption de la loi du 13 avril 2016. De fait, l’OCRTEH a enregistré une progression des démantèlements de réseaux. « 38 en 2015, puis 65 l’année suivante et 67 en 2017 », égrène Jean-Marc Droguet. Cependant, le policier n’y voit pas forcément un lien de causalité avec la loi.En outre, la notion de « réseau » peut prêter à confusion : « Ça peut concerner des situations très diverses. Un réseau, ça peut être deux ou trois intermédiaires et cinq prostituées… » Par exemple, les départs « à la campagne » des Chinoises de Belleville peuvent correspondre à cette classification. « Elles ne parlent pas bien français. Donc elles doivent recourir aux services d’un ou plusieurs entremetteurs. Non seulement pour louer des appartements, mais aussi pour rédiger et gérer les annonces sur Internet », souligne Nora Martin-Janko. Paradoxalement, la supposée « protection » des prostituées, en les précarisant, les pousse à trouver des entremetteurs (rémunérés avec une commission sur la passe)… et ainsi à alimenter les réseaux de proxénétisme.

À part rendre plus difficile la demande, au prix d’une dégradation manifeste des conditions de travail, la pénalisation des clients n’aurait guère d’intérêt pour lutter contre les exploiteurs. Avec seulement 1 500 verbalisations en 2017, les forces de l’ordre n’en ont visiblement pas fait une priorité. « Le client est un personnage secondaire, il ne nous aide pas pour l’identification des coupables. Si nous raisonnons en termes d’efficacité d’investigation, il ne nous sert à rien », observe sèchement le commissaire divisionnaire, avant de conclure : « Avant 2016, nous avions déjà les outils – ceux applicables au grand banditisme – pour traquer les réseaux et les démanteler. »

La lumière s’éteint, la dernière femme vient de quitter le local de Belleville après avoir jeté un rapide coup d’œil à un attrape-rêve suspendu au plafond. Les lampadaires blafards du boulevard prennent le relais, en dessous desquels les travailleuses chinoises viennent virevolter.

(1) Syndicat du travail sexuel.

(2) Association d’aide aux personnes transgenres.

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