Les services publics au rouleau compresseur

L’Europe, sous l’impulsion des gouvernements des États membres, a été le cadre d’un démantèlement progressif des télécoms, des postes, du train, etc. La gauche européenne souhaite inverser la tendance.

Erwan Manac'h  • 16 janvier 2019 abonné·es
Les services publics au rouleau compresseur
© photo : GODONG / BSIP

Doucement mais sûrement. La mécanique de privatisation des services publics, qui aboutit aujourd’hui à un démantèlement d’une rare intensité, puise ses racines dans un mouvement entamé il y a plus de trente ans. Après la privatisation, à la fin des années 1980, des outils productifs nationalisés à la Libération pour reconstruire le pays (banques, assurance, sidérurgie, industries manufacturières), les dirigeants européens en viennent, une décennie plus tard, aux grands réseaux d’État des télécommunications, de la poste et du transport ferroviaire.

Trente ans de libéralisation en Europe

1986 L’Acte unique européen vise à apporter des réponses communes à la crise de 1973, notamment en « européanisant » par la coopération les secteurs des réseaux de communication, des transports et de l’énergie.

1996 La directive « marché intérieur de l’électricité » rend possible la concurrence pour les gros consommateurs.

1997 Première directive postale : la libéralisation est préférée à une politique d’harmonisation, qui aurait conduit à un opérateur et à des tarifs uniques en Europe.

1998 Ouverture à la concurrence du secteur des télécommunications.

2001 Premier paquet ferroviaire, qui prépare un découpage des activités ferroviaires (gestion des infrastructures et transport de passagers) et la libéralisation du fret.

2002 Deuxième directive postale, qui libéralise le courrier transfrontalier.

2004 Deuxième paquet ferroviaire : ouverture à la concurrence du marché du fret et renforcement de la connexion des réseaux ferrés des États européens.

2004 Ouverture des marchés de l’électricité pour les professionnels. EDF est transformée en société anonyme.

2007 Ouverture du marché de l’électricité pour tous les consommateurs.

2007 Troisième paquet ferroviaire : ouverture à la concurrence du marché du transport international de voyageurs.

2008 Troisième directive postale, point final du processus d’ouverture progressive du marché postal.

2016 Quatrième paquet ferroviaire : ouverture à la concurrence du transport de passagers à l’échelle nationale (en 2020 pour les lignes nationales et 2023 pour les lignes soumises à l’obligation de service public).

9 janvier 2019 Le gouvernement ouvre un appel d’offres au privé pour les lignes Intercités Nantes-Bordeaux et Nantes-Lyon.

L’Europe s’affirme comme le cadre privilégié pour conduire cette campagne, même si la privatisation est une idée tardive dans la construction européenne. « Depuis le début de l’histoire européenne, les débats étaient nombreux et visaient davantage la coopération entre les États et leurs opérateurs nationaux que la recherche de leur mise en concurrence », relève un rapport du groupe Gauche unitaire européenne (GUE) au Parlement européen, regroupant les communistes et des partis antilibéraux, qui tire le bilan des politiques de privatisation.

L’Europe épouse le dogme de la libéralisation au tournant des années 1980, en espérant raviver la croissance et tourner la page de la crise économique de 1973. Ce processus, souvent présenté comme résultant d’un agenda « de Bruxelles », répond en réalité à une volonté des gouvernements nationaux, sans lesquels aucune décision ne pourrait être prise par les instances européennes. L’idée de coopération est alors abandonnée au profit d’une mise en concurrence. On prépare des lots, connecte les réseaux et découpe les monopoles publics pour favoriser l’intrusion de multinationales dans la gestion des réseaux. Le rapport de la GUE démonte ainsi l’idée de « concurrence libre et non faussée » qui a servi à privatiser les grands réseaux. D’une part, l’ouverture s’est souvent conduite de manière artificielle afin de favoriser l’apparition d’un secteur privé dans le domaine concerné, quoi qu’il en coûte. D’autre part, la privatisation du train, de l’électricité et des services postaux a fait émerger « un très petit nombre de grandes entreprises ». Une « concurrence oligopolistique » qui confère « aux acteurs le pouvoir de fixer eux-mêmes les prix, la variété des services… On se retrouve ainsi avec les défauts du monopole, sans ses avantages », relève le rapport. Dans les télécoms, le mouvement naturel de concentration fait aujourd’hui courir la rumeur d’une fusion entre SFR et Free (1).

La conséquence de ces grands mouvements est mesurable sur la facture des ménages. En Espagne, selon l’étude, le prix de l’énergie a grimpé de 87 % en quinze ans à la suite de la libéralisation du secteur. En France, entre 2005 et décembre 2012, les tarifs réglementés de vente du gaz naturel ont augmenté en moyenne de 80 % pour les particuliers, avant de baisser fortement, pour finalement augmenter de nouveau. L’ouverture à la concurrence a, dans le même temps, fondé des fortunes colossales, comme celle de Xavier Niel dans les télécommunications.

Pour les usagers, désormais « clients », les conséquences sont largement documentées. Fermeture de bureaux de poste et de petites lignes de train, maximisation des profits, facturation de services autrefois gratuits – avec le programme « Veiller sur mes parents », il en coûte aujourd’hui 19,90 euros par mois pour que le facteur s’arrête une fois par semaine chez une personne âgée pour un « rendez-vous convivial et rassurant ».

La gauche européenne espère inviter ce bilan dans les débats électoraux avant les européennes de mai. Il existe une marge de manœuvre, veut croire Pierre Bauby, politologue et auteur du rapport : « Depuis trente ans, on a donné de plus en plus de pouvoir au Parlement européen, presque à égalité avec le Conseil. » Ce militant communiste appelle donc à réactualiser le débat sur les services publics. D’un côté, « les directives européennes ne font aucune référence à des enjeux actuels comme le réchauffement climatique et l’environnement, elles restent obnubilées par les marchés, avec des références qui datent des années 1980 ». De l’autre, « nous nous tromperions à rêver d’un retour du keynésianisme dans le cadre des États-nations, juge-t-il. Il faut inventer un cadre nouveau d’économie sociale ».

Beaucoup d’acteurs de ce dossier partagent en tout cas l’idée de promouvoir un projet alternatif, pour tenter de sortir d’une démarche uniquement défensive et intensifier la mobilisation dans une période cruciale pour les services publics. Le projet qui inquiète le plus vient du gouvernement français et d’une profonde réforme de l’État et de la fonction publique, qui doit être présentée dans les prochains mois. Elle doit retranscrire les conclusions du Comité action publique 2022, qui faisait la part belle aux représentants des multinationales et de fonds d’investissement spécialisés dans le remplacement des services publics privatisés (2). Il s’agit notamment d’intensifier le recrutement de contractuels pour court-circuiter le statut de fonctionnaire et de supprimer 120 000 postes de fonctionnaires (50 000 au sein de l’État, 70 000 dans les collectivités) ainsi que des missions de service public, au profit du privé.

Un autre pilier du programme du Conseil national de la Résistance, la Sécurité sociale, est attaqué. Les fermetures de maternités et d’hôpitaux se multiplient, relève Michel Jallamion, président de la Convergence nationale des services publics. « Il y a une pression budgétaire et le cadre légal évolue vers l’abaissement des normes de qualité et de sécurité pour permettre aux services de continuer à tourner avec moins de moyens », s’inquiète-t-il. Les temps changent, estime aussi cet observateur. « Ces dernières années, les structures de soins étaient confiées au privé sous la forme de partenariats public-privé. Aujourd’hui, l’État ferme des structures par dogmatisme, parce qu’il considère que cela coûte cher, sans même se préoccuper de l’offre de soins sur le territoire, qu’elle soit publique ou privée. »

Sur ces grands piliers de l’État social, comme sur des terrains secondaires (baisse des crédits à Météo France et à l’Office national des forêts, privatisation de la Française des jeux et d’Aéroports de Paris, externalisation prévisible des centres d’orientation), les mobilisations sont localement dynamiques et durables, pointe Michel Jallamion. Un foisonnement qui peine encore à trouver une voix commune. « On se heurte au fait qu’il n’y a pas d’alternative identifiée dans l’esprit des gens, regrette-t-il. Comme s’il n’existait pas d’autre choix que de subir ces politiques imposées ou de sortir de l’Europe. » 

(1) Deux dirigeants d’Altice et d’Iliad, leurs maisons mères respectives, ont été aperçus ensemble le 9 janvier dans un restaurant parisien.

(2) Le premier gestionnaire d’actifs au monde, BlackRock, avait le privilège de siéger au sein de la mission, via son président pour la France, Jean-François Cirelli.

Économie Société
Publié dans le dossier
Services publics : L’Europe a bon dos
Temps de lecture : 6 minutes