Mythologie de la classe moyenne

En réalité, près des deux tiers de la population active forment les classes populaires.

Jean-Marie Harribey  • 23 janvier 2019 abonné·es
Mythologie de la classe moyenne
© photo : KAROLL PETIT / HANS LUCAS / AFP

On ne peut savoir encore sur quoi débouchera le mouvement des gilets jaunes. Mais, outre qu’il a fait éclater l’imposture macronienne, il a mis en pièces une approche sociologique rabâchée ad nauseam depuis un demi-siècle. Elle tenait pour vérité l’idée que les classes sociales et leur lutte avaient sinon disparu, du moins s’étaient diluées dans un grand ensemble appelé classe(s) moyenne(s), dont on ne savait jamais s’il fallait en parler au singulier ou au pluriel. À l’appui de cette idée, l’augmentation du niveau de vie apportée par le développement économique était magnifiée et l’image de l’ascenseur social faisait florès. Mais la crise du capitalisme, sa financiarisation et les politiques d’austérité salariale ont ravagé la société, condamné au chômage des millions de personnes en France et des dizaines de millions en Europe, aggravé la pauvreté et les inégalités, et réduit les droits sociaux attachés au salariat.

Comment la sociologie la plus répandue interprète-t-elle cela ? En disant que la classe moyenne est déchue, après avoir, pendant tout le XXe siècle, affirmé sa montée irréversible. Cette vision entretient de grandes confusions. D’abord, il y a une assimilation de la classe moyenne et des catégories populaires. Ainsi, dès lors qu’on perçoit un Smic, on ferait partie de la classe moyenne, que l’Observatoire des inégalités fait démarrer à 1 265 euros par mois de niveau de vie pour une personne seule. À peine au-dessus du seuil de pauvreté (1 026 euros). Il n’y aurait pratiquement plus que des « moyens », hormis ceux en dessous de ce seuil et les 1 % les plus riches. Le subterfuge consiste à distinguer la classe moyenne inférieure et la classe moyenne supérieure ; avec au milieu une classe moyenne moyenne ?

Or, selon l’Insee, les ouvriers et les employés représentent la moitié de la population active. Si on y ajoute une bonne part des catégories socioprofessionnelles dites intermédiaires dont la qualification et le salaire sont proches de ceux des ouvriers et des employés, près des deux tiers de la population active forment les classes populaires au sens propre, c’est-à-dire prolétaires, puisqu’elles sont contraintes de vendre leur force de travail, qui plus est à un niveau faible.

Ce qui a été pris pour une disparition du prolétariat salarié est en réalité un éclatement de celui-ci, qui résulte de la transformation profonde du travail, de ses conditions, de son organisation, de sa répartition entre l’industrie et les services et à travers les territoires (nationalement et mondialement). L’ubérisation est interprétée comme une croissance du travail indépendant et donc une réduction du salariat. Alors qu’il s’agit d’un renouvellement des formes d’exploitation reproduisant la subordination du travailleur à son employeur, même sous le couvert de la sous-traitance.

L’irruption des gilets jaunes marque le retour de la question sociale, en amont de laquelle il y a la dilution des collectifs de travail, lieux de production de valeur et d’identification sociale. Croire que, parce qu’ils ont subi une défaite, les travailleurs ont disparu, fait partie de la mythologie de la classe moyenne qui sert surtout à dissimuler les classes sociales.

Chaque semaine, nous donnons la parole à des économistes hétérodoxes dont nous partageons les constats… et les combats. Parce que, croyez-le ou non, d’autres politiques économiques sont possibles.

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