« Nous gilets jaunes des ronds-points… »

À Commercy, 75 délégations ont débattu pendant un week-end. Si l’organisation du mouvement reste la question la plus délicate, un consensus s’établit sur les principes et les revendications.

Hervé Bossy (collectif Focus)  • 29 janvier 2019 abonné·es
« Nous gilets jaunes des ronds-points… »
© Hervé Bossy

O n manque de punaises ! » crie Chantal* devant un grand panneau de contreplaqué sur lequel est dessinée une carte de France. Dans la salle polyvalente de Sorcy-Saint-Martin, près de Commercy (Meuse), chaque délégation de gilets jaunes arrivant ce samedi matin 26 janvier est conviée à marquer d’une de ces petites pointes de couleur la ville ou le village d’où elle vient. Saint-Dizier, Sète, Aurillac, Die, Saint-Nazaire, Strasbourg… Plus de 75 délégations ont répondu à l’« appel de Commercy » lancé en décembre. Diffusé en vidéo sur Internet, il invitait les gilets jaunes à se réunir localement en assemblée, sur un mode participatif et horizontal, et proposait la tenue d’une « assemblée des assemblées » à Commercy pour débattre de la coordination nationale du mouvement.

Sous une brume épaisse et une légère pluie, ce sont plus de 350 personnes qui ont donc convergé vers cette salle prêtée par la mairie. Alors qu’à l’entrée se presse une masse de gilets fluo, sur lesquels on peut lire des slogans comme « Ne vivons plus comme des esclaves », cette salle paraît chaque minute plus exiguë. Car, outre les délégations participantes, affluent des gilets jaunes « indépendants » et des curieux, à qui est donné le statut d’« observateurs ». Un statut pensé pour inclure quiconque souhaite assister au week-end, mais qui « permet d’éviter que des délégués autoproclamés ne monopolisent la parole et participent aux décisions ou aux votes qui auront lieu », explique Steven, éducateur spécialisé de 28 ans, un des Meusiens à l’origine de l’appel.

À l’extérieur, sous un chapiteau dressé pour la retransmission des débats en cas de salle saturée, les délégations font connaissance autour de boissons chaudes. « Je n’ai pas d’attentes particulières, car j’ai peur d’être déçu », confie Maurice *, qui enchaîne les cafés. Cet Ariégeois a avalé dans la nuit les 800 kilomètres qui le séparent de Commercy. « J’espère que ce week-end conduira le mouvement à se renforcer sur des bases saines, loin des idées réactionnaires et des récupérations des partis ou mouvements », lâche le quadragénaire qui affiche son antifascisme. « Moi, je viens chercher de bonnes idées, des méthodes d’organisation à expérimenter à Montpellier », ajoute Christophe, qui souhaite proposer à l’assemblée la création d’un site global de remontées d’informations concernant les gilets jaunes.

Le fonctionnement de l’assemblée a été défini en amont par les gilets jaunes de Commercy. Depuis le début de leur mouvement, né sur la place Charles-de-Gaulle, ils s’inspirent du municipalisme libertaire théorisé par l’Américain Murray Bookchin, qui dénonçait la représentation politique confiscatoire et sa professionnalisation. Il prônait un fonctionnement en assemblées, en « communes libres », dans lesquelles le pouvoir n’est délégué que lorsque c’est nécessaire et seulement dans un périmètre temporel et thématique restreint.

Assemblée des assemblées

Ce sont ces principes qui, tout au long du week-end, seront remis en question et critiqués par plusieurs délégations. Car toutes ne se sont pas créées sur un mode horizontal. Si la quasi-totalité ont respecté la parité femme/homme, certaines ont été élues par leurs assemblées locales, d’autres mandatées sur des sujets particuliers, d’autres encore désignées par tirage au sort, consensus ou manque de volontaires. En outre, peu ont reçu un « pouvoir décisionnel » de leur assemblée. Une variété de situations qui soulève d’emblée la question de la légitimité de cette assemblée des assemblées pour prendre des décisions ou adopter des textes.

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« Je n’ai pas été mandatée pour prendre des décisions, donc je ne vote pas durant l’AG, déclare Sabrina, déléguée choisie par l’assemblée du XIXe arrondissement de Paris. Il faut que les gens s’éduquent à ce mode de fonctionnement et l’assument sans pour autant entrer dans l’absurde de l’hyperdémocratie, qui ne nous mènera nulle part. Il faut persévérer dans l’horizontalité proposée par Commercy, accepter les défauts qui y sont liés, et ne surtout pas retomber dans les biais de la représentation, que nous critiquons. »

C’est justement là ce qui agace Maryline, ancienne directrice d’école, et son binôme Hubert, tous deux de Saint-Dizier (Haute-Marne). Ils ont fondé une association dans leur commune, où l’abstention électorale atteint des records. Ils revendiquent plus de 2 000 adhérents, qui les ont élus pour les représenter. « Nous voulons porter les revendications des personnes qui nous ont mandatés et être force de proposition. Je crains que rien ne ressorte de cette AG, avec ce mode de fonctionnement et le refus des délégations à la légitimer en tant que force d’initiative. Je nous trouve trop timorés », déplore Hubert.

Après une heure d’un tour de parole sur les objectifs de l’assemblée, Clément, délégué d’Ivry-sur-Seine, poursuit dans ce sens : « Discuter, discuter, discuter… On va sortir de ce week-end sans rien avoir créé ! Je propose que cette assemblée vote sa légitimité à décider et à agir ! » Certains délégués apprécient peu cette vision instrumentale de l’assemblée. Claude Kaiser, gilet jaune de Commercy et animateur infatigable des débats, tente de modérer les interventions intempestives qui ne respectent pas le tour de parole. L’impasse apparaît vite. « Ce n’est pas nouveau, ce problème de légitimité des assemblées, explique un étudiant venu de Paris en tant qu’observateur. Les Indignés, Nuit debout… Ces problématiques sont anciennes et des solutions ont été pensées et réfléchies. Pourquoi ne sont-elles pas avancées ? »

« Besoin de clarté »

Si ce point pose problème et reste en suspens jusqu’à la fin de la journée, les thèmes abordés font consensus. Mal-logement, précarité, droit du travail, droits des étrangers, violences policières, lutte contre les discriminations, relations avec les syndicats, justice fiscale et sociale, écologie… « J’avais peur d’un clivage au niveau des valeurs, mais je suis rassurée désormais, approuve Sabrina. Nous partageons un même socle et nous pouvons avancer. » Une autre gilet jaune à l’accent du Sud-Ouest renchérit : « Ces grandes idées générales sur lesquelles nous sommes d’accord vont permettre de lancer une dynamique commune. »

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Ces idées générales ont été compilées par l’équipe de Commercy, qui a consulté en amont chaque délégation. « C’est un beau travail statistique, nous sommes par exemple 80 % ici à souhaiter le retour de l’ISF, il faudrait publier ces données ! » propose une Commercienne. Les « valeurs communes » sont posées, créant un climat de confiance entre les participants. Les tensions s’apaisent. Les discussions n’en sont pas moins rudes, mais la question de la légitimité qui obstruait tout horizon décisionnel passe au second plan.

« Il faut que les assemblées locales restent souveraines, c’est vrai, mais sortons d’ici avec des revendications unificatrices ! » propose une gilet jaune de Rungis. « Nous pouvons par exemple créer une sorte de charte, des grands principes directeurs aptes à assurer cet espace de discussion, et nous verrons les détails plus tard », renchérit Christophe, ­fortement applaudi. Au terme de la première journée, l’assemblée des assemblées accepte la proposition de rédiger un appel commun synthétisant les valeurs et les objectifs. « Voilà une base saine, se félicite Sabrina. Cela répond au besoin de clarté. Fini le confusionnisme et les idées d’extrême droite. Assumons le fait que nous sommes de gauche, cela ne peut qu’étendre notre mouvement à ceux qui craignaient les idées nauséabondes que les médias ont pu attribuer aux gilets jaunes. »

Soutien à la grève

Alors que l’AG se disperse, un premier groupe de travail s’attelle à la rédaction de cet appel. L’ambiance se détend autour du repas, avec option végétarienne, servi par une équipe de cuisiniers volontaires. Le lendemain, la première version de l’appel est lue à l’assemblée, qui débat des modifications à y apporter. Les principes communs définis la veille au soir sont mis en exergue dans le texte : « Nous ne sommes ni racistes, ni sexistes, ni homophobes ! » Le soutien à la grève du 5 février, âprement débattu, est finalement approuvé, sans pour autant donner raison aux syndicats, désavoués lors des débats : « Nous appelons à continuer les occupations des ronds-points et le blocage de l’économie, à construire une grève massive et reconductible à partir du 5 février. Nous appelons à former des comités sur les lieux de travail, d’études et partout ailleurs pour que cette grève puisse être construite à la base par les grévistes eux-mêmes. » Enfin, l’idée centrale de la coordination n’est pas oubliée : « Fédérons-nous pour transformer la société », conclut le texte, adopté le dimanche.

Chacun rejoint ensuite un des sept groupes de travail thématiques pour y discuter des revendications et des actions à mener. « Pour défendre nos idées, défendons des lieux ! » lance une femme membre de la commission « mieux s’organiser localement ». Un participant soutient cette proposition : « Il s’agit de pérenniser le modèle des ronds-points, qui sont précaires, en ouvrant des espaces plus favorables à la discussion et à la création. Les lieux incarnent les idées à défendre et permettent d’augmenter le rapport de force face aux pouvoirs publics. »

La coordination nationale doit sortir de l’« esthétique de la palette », ajoute un autre membre de la commission. Les idées fusent. Alors que les premiers gilets jaunes prennent la route du retour, l’heure est au bilan. Entre délégations, des critiques sont partagées, mais tous saluent l’initiative et l’appel final. « Pour avancer, il faut essayer, rater, essayer encore et rater mieux », disait la veille un gilet jaune, citant Beckett. Devant les caméras, les délégués se réunissent pour enregistrer l’appel. « Nous gilets jaunes des ronds-points, des parkings, des places… »

Société
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