« J’ai pris mon père sur mes épaules » : esprit d’épique

Dans un drame moderne inspiré de L’Énéide, Fabrice Melquiot raconte la préparation d’un voyage dans la banlieue stéphanoise.

Gilles Costaz  • 12 février 2019 abonné·es
« J’ai pris mon père sur mes épaules » : esprit d’épique
© photo : sonia barcet

Fabrice Melquiot, l’un des auteurs les plus inspirés d’aujourd’hui, empruntait jusqu’alors ses thèmes à sa propre vie – une enfance quelque peu morose à Modane – et se concentrait sur des cellules restreintes : la famille, les copains, la relation mère-fils… Répondant à une commande d’Arnaud Meunier, directeur de la Comédie de Saint-Étienne, il reste, avec J’ai pris mon père sur mes épaules, dans une certaine intimité quotidienne, tout en calquant sa trame sur L’Énéide de Virgile : il va jusqu’à appeler Énée son héros.

Qu’y a-t-il de moderne à prendre dans cette épopée latine ? Le sens du voyage, ou plutôt la préparation du voyage. L’Énée de Melquiot n’entreprend pas de quitter Troie mais son immeuble de la banlieue stéphanoise pour emmener son père, âgé et fatigué, au Portugal, où celui-ci pourra terminer sa vie. Ces préparatifs prennent du temps et font ­intervenir le voisinage. Car la pièce donne une importance presque égale aux autres personnages qu’Énée et son père côtoient dans l’immeuble : la belle femme de l’appartement du dessus, dont ils sont épris tous les deux, des voisins de différentes origines. Il faut d’ailleurs se méfier des amis, car l’un d’eux va voler l’argent d’Énée pour lui apprendre qu’il ne faut pas s’attacher aux biens de ce monde ! Dans cette habitation, Melquiot a concentré la vie telle qu’elle existe dans les cités et les banlieues, avec fraternité et pauvreté, et y a ajouté un incident comme un tremblement de terre sans réelle gravité, comme pour marier le mythologique et l’actualité telle qu’elle nous arrive par les médias.

Melquiot hausse parfois le ton. Il donne légèrement des leçons, incitant, dans le dernier monologue, à « ne pas aller dans le mur ». Il prend un côté Peter Handke évangélisant à la fin de Par les villages. C’est un peu dommage, et cela l’entraîne à adopter une dimension (près de trois heures) qui peut paraître longue. En même temps, l’ensemble est du meilleur Melquiot, nimbé dans une tendresse humaine qui bouleverse et réconforte.

Arnaud Meunier a sorti les grands moyens : selon une scéno­graphie de Nicolas Marie, un immeuble se dresse sur la scène et, posé sur une tournette, change sans cesse d’angle. Cela ne fait pas gadget, ce n’est pas tape-à-l’œil comme c’est le cas dans tant de spectacles de nouveaux riches dont nous abreuvent les metteurs en scène internationaux (type Simon Stone). L’effet technique se fait discret, et chaque instant est d’une belle humanité. Si Rachida Brakni peut se détacher du groupe pour des monologues de grande allure, elle-même et tous les acteurs jouent collectif.

L’une des réussites de cette soirée hors du commun, c’est la fusion de ces comédiens se produisant sans vedettariat : Maurin Ollès, Philippe Torreton, Vincent Garanger, Frederico Semedo, Bénédicte Mbemba, Riad Gahmi, Nathalie Matter. Bien que la référence à Virgile nous surprenne, le pari de Melquiot et Meunier est gagné : ce recyclage de l’antique est parfaitement moderne.

J’ai pris mon père sur mes épaules, théâtre du Rond-Point, Paris VIIIe, 01 44 95 98 21. Jusqu’au 10 mars, puis en tournée (dates sur theatredurondpoint.fr). Texte aux éditions de l’Arche.

Culture
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