Frontex : un océan d’impunité

L’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes décuple ses moyens matériels et humains pour refouler les migrants aux frontières de l’Union sans réel contrôle du Parlement européen ni débat.

Ingrid Merckx  • 13 mars 2019 abonné·es
Frontex : un océan d’impunité
© photo : Débarquement de réfugiés le 19 juin 2018 en Sicile.crédit : GIOVANNI ISOLIN/afp

Il existe un formulaire de plainte contre Frontex. Disponible en français, anglais, arabe, pachto, ourdou et tigrinya. « Êtes-vous victime ou témoin d’une violation des droits humains impliquant des agents de Frontex ? » interroge Frontexit, campagne lancée en mars 2013 par des associations européennes. C’est dire si l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes a bonne réputation…

Créée en 2004, opérationnelle depuis 2006, cette agence dont le siège est à Varsovie (Pologne) et que tout le monde continue d’appeler Frontex, son ancien nom, a pour but d’aider les États de l’Union à sécuriser leurs frontières extérieures et à contrôler l’immigration illégale. Mais « sans tenir compte des obligations qui engagent les États membres – pourtant ses premiers utilisateurs – en matière de respect du droit d’asile et plus largement des droits fondamentaux des migrants », constate un bilan publié par Frontexit, intitulé « L’incompatibilité du mandat de Frontex avec le respect des droits fondamentaux » (2014).

Cette incompatibilité résiderait dans la définition même de l’agence : « La création d’un espace “de liberté, de sécurité et de justice” est subordonnée à la mise en place d’un système de surveillance et de contrôle aux frontières extérieures », précise Frontexit, qui enfonce le clou : « Les objectifs inscrits dans le mandat de Frontex et ses modes opératoires en font un outil par nature dédié à la dissuasion des migrants désignés comme “irréguliers” ou “clandestins”, pour les empêcher d’atteindre l’Union. »

Dès mai 2007, Pierre-Arnaud Perrouty, membre de la Ligue des droits humains belge et de Migreurop (1), prévenait : « Rien n’est prévu dans les textes pour les cas où l’agence intercepterait des demandeurs d’asile […]. Sans même évoquer la non-assistance à personne en danger, de nombreuses personnes ont été refoulées sans avoir eu la possibilité de demander l’asile […], en violation flagrante de l’obligation de non-refoulement consacrée par la convention de Genève sur les réfugiés. » Frontex serait le symbole d’une Europe schizophrène se dotant d’une force qui bafoue aux frontières les droits défendus à l’intérieur. « Et même aux “pré-frontières”, prévient Marie Martin, membre de Migreurop, très actif dans la campagne Frontexit_. Un concept flou : Frontex négocie des accords de coopération avec 18 États non membres de l’UE, dont la Turquie, la Biélorussie ou le Nigeria. »_ Et elle a signé des protocoles d’entente avec le Sénégal et la -Mauritanie « afin de contrôler l’immigration dite irrégulière en partance d’Afrique de l’Ouest ».

« En mer Égée, depuis février 2016, l’agence coopère avec l’Otan dans le cadre d’opérations militaires censées “lutter contre les réseaux de passeurs et de trafiquants d’être humains”, souligne Karine Parrot, professeure de droit à l’université de Cergy-Pontoise et membre du Gisti, dans un essai (2). En février 2018, un communiqué de l’agence mentionne le lancement d’une nouvelle opération en Méditerranée centrale (Themis) qui vise notamment à contrôler les flux migratoires en provenance d’Algérie, de Tunisie, de Libye, d’Égypte et d’Albanie… » Et Frontex réfléchit à intervenir sur les « mouvements secondaires » : les passages du pays d’entrée dans l’espace Schengen à un autre, donc aux frontières internes de l’Union.

Mais qui pour rendre compte d’opérations menées au large de la Libye ou dans un aéroport sénégalais ? Personne n’observe ni ne contrôle les agents de Frontex. Seuls témoins potentiels en Méditerranée, excepté les marins : les ONG de sauvetage en mer et des membres du réseau Watch the Med (3). Dans le cas d’une atteinte aux droits de l’homme (mauvais traitement lors d’une opération, non-accès à l’information, à un interprète…), difficile d’établir des responsabilités. En Sicile, en 2011, un médiateur culturel travaillant pour Frontex a été témoin de violences -verbales et physiques infligées par un agent à un migrant lors des entretiens qui ont lieu au sortir des embarcations de fortune. Les débarqués étaient pris en photo et les agents de Frontex pointaient les présumés passeurs pour les interroger. Il aurait été demandé à ce médiateur de ne pas informer les hommes de leur droit à demander l’asile, seulement les femmes et les enfants. « Lorsqu’un bateau prêté par Frontex à l’Italie procède au refoulement d’une embarcation de voyageurs grâce à des officiers qui sont pour certains employés par Frontex, pour d’autres détachés par la Hongrie et la France, qui est responsable des violences et des violations du droit international ? L’Union européenne ? Frontex ? L’Italie ? La France ? écrit Karine Parrot. Les garde-côtes de l’Europe travaillent dans un océan d’impunité. »

Le mécanisme de traitement des plaintes individuelles dont Frontex s’est pourvue le 6 octobre 2016 relève du dispositif administratif, « comme les procédures disciplinaires dans la police, explique Marie Martin. La formulation des questionnaires présuppose que les droits peuvent être violés, mais aussi que les victimes ont pleine connaissance de leurs droits et qu’elles sont en capacité de porter plainte ». Difficile pourtant d’imaginer des migrants fuyant des misères en cascade prenant le temps de remplir quinze pages sur un acte de maltraitance subi à une frontière. Difficile pour les ONG de porter plainte pour des victimes, si celles-ci sont parties plus loin. Pas de procédures de recherche en responsabilité. Les plaintes s’enlisent.

Budget glouton

En 2011, l’agence a opéré un virage. Son règlement a été révisé « pour y introduire une stratégie “droits fondamentaux”, incluant le recrutement d’une personne chargée des droits fondamentaux au sein de l’agence et la mise en place d’un comité consultatif constitué, entre autres, d’organisations de défense des droits humains ». Et un dispositif de communication s’est déployé pour mettre en avant, par exemple, la participation de Frontex à des sauvetages. « Porter assistance à une embarcation en détresse est une obligation du droit international, pas une faveur, grince Marie Martin_. Et à qui sont remis les naufragés secourus ? »_

Frontex a musclé sa communication et beaucoup s’y laissent prendre, y compris des ONG pour qui les États sont légitimes à protéger leurs frontières, y compris les députés européens qui votent les propositions de la Commission européenne sur Frontex sans bien savoir ce qu’elles recouvrent, le Conseil des ministres gardant la main. « Frontex repose sur le mythe de l’invasion migratoire ! » alerte Marie Martin. Et sauf Frontexit, qui a publié un fascicule titré L’Europe est en guerre contre un ennemi qu’elle s’invente et qui réclame la suppression de Frontex, peu remettent en cause l’existence d’une agence qui porte dans ses objectifs des entraves au droit de quitter tout pays, y compris le sien, et au droit d’asile (4).

Frontex est le bras armé de la politique migratoire de l’Union. Ses 1 700 agents sont pour une part des administratifs, au siège à Varsovie, et des garde-côtes et des garde-frontières qui portent le même brassard bleu clair mais sont dépêchés par les États membres, certains pour des temps longs, d’autres pour des opérations spéciales : ce sont les Rabit – rapid border intervention teams. Frontex s’appuie sur des « analyses de risques » qu’elle produit et qui servent à décréter une « crise migratoire » ou à justifier des « hot spots » comme en Grèce et en Italie, mais sans que les parlementaires européens ne puissent en vérifier la teneur. L’agence répertorie les migrants présents dans des centres d’enfermement sans veiller à les informer sur leurs droits ni à protéger leurs données personnelles. Frontex administre ainsi un certain nombre de fichiers avec les systèmes de surveillance Eurosur, Europol, et Etias pour faire de « l’intelligence gathering » : du renseignement.

D’où l’opacité de son fonctionnement. Sur l’opération Themis, par exemple. « On ne trouve aucun texte officiel relatif à Themis, aucun débat au Parlement européen, aucun résumé d’une réunion fortuite de chefs d’État », écrit Karine Parrot.Les accords de travail conclus par Frontex avec des États non européens « ne font l’objet d’aucun contrôle a priori par le Parlement européen (informé après adoption), signale Frontexit. Ce dernier ne dispose, pour le moment, d’aucune prérogative pour les approuver au préalable ou pour contrôler leur mise en œuvre ».

La juriste Claire Rodier, membre du Gisti, appelle Frontex « la grande muette ». « On dit aussi “la grande pleureuse” » ajoute Marie Martin devant les demandes gloutonnes d’augmentation budgétaire de l’agence. Son budget annuel qui était de 97 millions d’euros en 2014, a atteint 320 millions en 2018. Pour la période 2021-2027, il pourrait grimper à 1,5 milliard par an en moyenne. Et ses contingents d’agents devraient passer à 10 000 en 2020, d’après les annonces de Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, le 12 septembre 2018.

Un non-sujet électoral

Pendant longtemps, l’agence civile a observé un fonctionnement militaire avec un général à sa tête. Aujourd’hui, elle est dirigée par Fabrice Leggeri, connu pour avoir sous-entendu qu’il y aurait des collusions entre les ONG de sauvetage et les passeurs (voir Politis n° 1532). Le conseil d’administration de Frontex « est composé de représentants des responsables des autorités de gestion des frontières des 26 États membres de l’UE liés par les dispositions sur l’espace Schengen, ainsi que de deux membres de la Commission européenne », détaille son site officiel.

Pour son équipement et son pôle recherche et développement – hélicoptères, bateaux, mais aussi drones, chiens robots, portiques, lecteurs de badges, caméras de surveillance… –, Frontex « réunit des experts en contrôle des frontières et des acteurs de la recherche et de l’industrie ». « Sur 39 projets liés à la protection des frontières européennes, Thales et ses filiales participent à 18, le géant italien de l’armement Finmeccanica à 16 et les entités du groupe Airbus à 10 », recensait ainsi Libération en 2015 (5). La nature, la fonction et les objectifs de Frontex feront-ils l’objet de débats pendant la campagne des élections européennes ? « Frontex n’est pas plus un sujet que la police aux frontières, lâche Marie Martin_. Et il n’y a pas d’intérêt électoral à aborder le sujet. »_ Sauf par le biais de son coût, peut-être.

(1) Migreurop se définit comme un « réseau européen et africain de militants et de chercheurs dont l’objectif est de […] lutter contre la généralisation de l’enfermement des étrangers et la multiplication des camps […] ».

(2) Carte blanche. L’État contre les étrangers, Karine Parrot, La Fabrique, 2019.

(3) Watch the Med est un réseau de chercheurs qui documentent les naufrages en Méditerranée, les morts et les violations des droits, à travers notamment les messages envoyés par les migrants, leurs familles, des marins, etc.

(4) Article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme ; article 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ; convention de Genève sur les réfugiés ; article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE.

(5) « Les moyens de la répression migratoire », Libération, 17 juin 2015.

Société
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La frontière tue
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