« Ils n’ont pas conscience de la violence de cette frontière »

Au Pays basque, les réseaux solidaires s’organisent malgré les dangers, le racisme et la police pour accueillir les migrants venus d’Afrique noire via le Maroc et l’Espagne, nouvelle porte d’entrée principale en Europe.

Vanina Delmas  • 13 mars 2019 abonné·es
« Ils n’ont pas conscience de la violence de cette frontière »
© photo : Le premier local du centre d’hébergement d’urgence Pausa, à Bayonne, en novembre 2018.crédit : cIROZ GAIZKA/afp

Je suis vraiment dans la dernière ville avant la France ? », demande un jeune, sa valise à roulettes à côté de lui. Sur la balustrade face à l’hôtel de ville d’Irun (Espagne), une banderole semble offrir un mot de bienvenue aux exilés, en basque. « Qu’est-ce que ça veut dire ? », s’interroge le jeune. Deuxième question légitime. « Le Pays basque, terre d’accueil. Liberté de circulation. Droits et alternatives », répond avec un large sourire Mikel, l’un des bénévoles du collectif citoyen Irungo Harrera Sarea (Réseau accueil d’Irun).

Depuis cet été, le chemin migratoire a dévié de l’Italie vers l’Espagne. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), plus de 57 000 personnes sont arrivées par la mer sur les côtes ibériques en 2018. Conséquence directe du renforcement de la politique anti-immigration de l’Italie de Matteo Salvini, des discordes constantes sur l’accueil entre les pays de l’Union européenne et des tentatives d’échapper à l’enfer libyen pour les migrants essentiellement originaires de Guinée-Conakry, de Côte-d’Ivoire, du Mali, de Sierra Leone…

« Ils traversent souvent l’Espagne grâce aux bus qui passent d’un centre d’hébergement d’urgence à un autre. Les associations d’État comme la Croix-Rouge payent le billet pour aller à Bilbao, Saint-Sébastien, Irun… Tous arrivent avec des instructions pour trouver les gens qui peuvent les aider, des contacts de passeurs », explique Marga, cette bénévole énergique, avant de reprendre place face à une jeune femme arrivée le matin même avec ses deux enfants. Souriante et patiente, Marga lui écrit sur un papier comment atteindre Hendaye, première ville française, à deux kilomètres à vol d’oiseau, ou Bayonne. « Mais vous pouvez vous reposer deux ou trois jours au centre de la Croix-Rouge », conseille-t-elle. Même discours de la part de Jessis, un autre bénévole, au petit groupe d’hommes qui boivent ses paroles. En vain. Soudain, plus personne. Quasiment tout le monde s’est dispersé dans les petites rues pavées en attendant le passage du prochain bus.

« Ici, la frontière est à demi ouverte, à demi fermée. Il faut passer par la moitié ouverte, souffle avec philosophie Jessis. Les migrants n’ont pas conscience de la violence de cette frontière, même si on essaye de les prévenir qu’il y a la police, des caméras… Quand ils se font attraper, ils reviennent à nous, et sont souvent choqués. Ils se posent alors un instant pour réfléchir. » Mamadi ne dit pas son âge, mais finit par confier qu’il a quitté sa Guinée natale en 2016, pour franchir le Mali, le Niger, l’Algérie, le Maroc et enfin l’Espagne. « La foi m’a permis de faire ce voyage, glisse avec pudeur ce jeune homme, grand et mince. À Malaga, le centre était déjà plein, alors j’ai dit que je voulais aller à Madrid, avec d’autres que je connaissais depuis le passage dans la forêt au Maroc. » Il ne dira rien de plus sur cet ultime pays avant l’Europe que la plupart veulent effacer de leur mémoire. « Un matin, j’ai pris un bus pour passer la frontière française. La police m’a attrapé, je suis revenu ici. J’ai essayé encore. Maintenant, je ne veux plus, car un ami camerounais m’a raconté Paris, et m’a conseillé de rester en Espagne… » Mamadi a donc entamé des démarches pour demander l’asile à Albacete, mais a quitté cette ville car personne ne l’aidait. Pourtant, il doit y retourner car il a rendez-vous avec un avocat le 1er juillet. Neuf mois après son arrivée…

Frontière poreuse

À cet endroit, la frontière franco-espagnole est un petit fleuve, la Bidassoa, enjambé par le pont de Béhobie et le pont Saint-Jacques qui conduit directement à la gare d’Hendaye et au poste de la police aux frontières (PAF). À l’automne dernier, il était courant de voir des agents de la PAF ramener des migrants du côté espagnol du pont avec un refus d’entrée dont la case « Je veux repartir rapidement » était cochée. Par eux ou par les policiers ? Les associations soupçonnent des pratiques policières irrégulières, semblables à celles qui ont lieu à la frontière franco-italienne. « Nous ne savons pas vraiment combien de temps ils restent en garde à vue, si on leur explique leurs droits dans leur langue, si les papiers sont signés selon les règles… Nous sommes un peu dans le flou », confesse Julie Aufaure, intervenante juridique de la Cimade. Des missions d’observation devraient se mettre en place d’ici peu, surtout que Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, a assuré en octobre dernier que la présence de l’État serait renforcée à cette frontière.

Mobilisation pour Moriba

Le sort des mineurs non accompagnés (MNA) préoccupe les militants et les citoyens solidaires, notamment la situation de Moriba Koivogui. Dès son arrivée en France début 2018, Moriba s’est déclaré mineur, orphelin et a été pris en charge par les services sociaux du département des Pyrénées-Atlantiques. Mais le tribunal pour enfants de Bayonne l’a déclaré majeur et a réfuté son statut d’orphelin. Même jugement de la cour d’appel de Pau. Moriba risque l’expulsion du territoire, mais la mobilisation citoyenne prend de l’ampleur dans son lycée, et dans sa ville. L’association Bizi ! a lancé une cagnotte en ligne pour notamment financer un recours en Cour de cassation visant à annuler la décision de justice l’ayant déclaré majeur, une action en justice contre le département, mais aussi l’internat de Moriba pour qu’il puisse continuer à étudier. En octobre dernier, Moriba était monté sur scène à Bayonne lors de la célébration des cinq ans d’Alternatiba, pour une lecture à deux voix du manifeste _Le temps de l’espoir et de l’action.

Au péage de Biriatou, tous les bus, mêmes les scolaires, sont fouillés. Alors certains optent pour la marche, à travers les villages, via la corniche vers Saint-Jean-de-Luz ou directement sur l’autoroute. Les patrouilleurs autoroutiers de l’A63 ont l’ordre de ne pas les approcher, et d’appeler les gendarmes. « Il y a un mois, on m’a signalé un groupe marchant en direction de Bayonne. Même si je ne mets pas le gyrophare pour ne pas les effrayer, ils ont vu le camion et ont parcouru les six voies d’un coup, raconte un patrouilleur. Après tout ce qu’ils ont traversé, ce n’est pas ça qui doit leur faire peur, mais l’espérance de vie d’un piéton sur l’autoroute de jour est de trente minutes, alors de nuit… » En ce moment, des passeurs proposent de les emmener directement en voiture jusqu’à Bayonne, pour à peine 50 euros.

« Cet été, certains migrants passaient également par des sentiers de randonnée dans les Pyrénées et arrivaient dans des villages du Béarn. Avec l’hiver, les réseaux de passeurs se sont réorganisés, notamment en utilisant des bus jusqu’à Bayonne, explique Corinne Torre, chef de la mission France chez Médecins sans frontières, qui s’est rendue plusieurs fois sur place. Mais avec les départs réguliers, des politiques de répression ont été mises en place dans certaines villes d’arrivée comme Toulouse ou Bordeaux. »

Amadou a connu cette situation, cette sensation de toucher au but. Mais la police a fouillé les trains arrivant à Bordeaux, et il a été renvoyé en Espagne, son pays d’entrée en Europe, dans lequel il a laissé ses empreintes. « Pourquoi est-ce qu’ils arrêtent les Noirs mais pas les Blancs ? », demande le jeune Guinéen. Doudoune violette sur le dos et œil pétillant, Amadou fait ses 20 ans. Son visage jovial s’assombrit quand il explique être parti de son pays depuis deux ans déjà, qu’il a dû s’y reprendre à deux fois pour franchir la frontière franco-espagnole et qu’il a déjà atteint Paris, mais ne veut plus y retourner, car « la police n’aime pas les migrants là-bas ». À Bayonne depuis novembre, il ne semble pas savoir quoi faire. « J’attends des réponses pour aller dans une autre ville, mais c’est compliqué… », répète-t-il avant de s’éclipser. Alors son séjour au centre d’hébergement bayonnais se prolonge, même si en théorie c’est trois nuits maximum.

Accueil sans conditions

Depuis le mois d’octobre, le centre d’hébergement d’urgence Pausa s’est installé dans des bâtiments désaffectés des quais de l’Adour, côté gare, grâce à l’intervention du maire de centre-droit Jean-René Etchegaray. « C’était un accueil spontané à ciel ouvert, et le maire a décidé de suivre une logique humanitaire pour prendre en compte les premiers besoins de ces arrivants : se nourrir, recharger leur téléphone, puis être à l’abri, détaille David Tollis, directeur général adjoint de la solidarité de la ville. Et la gare routière a été déplacée face au centre, pour qu’ils ne soient pas trop perdus dans la ville » Également président de la communauté d’agglomération, le maire a obtenu que celle-ci assume entre 50 000 et 70 000 euros par mois, notamment pour les repas du midi, le ménage, le wifi… Cette initiative politique a pris le relais des étudiants du collectif Diakité, qui a commencé les maraudes et les distributions de nourriture quand, l’été dernier, des migrants sont arrivés par dizaines et dormaient tout autour de la place des Basques. Diakité reste « le muscle et le cœur » de Pausa, selon sa porte-parole, Maïté Etcheverry, mais sept salariés de l’association Atherbea complètent l’équipe pour assurer l’accueil 24 heures sur 24. En quatre mois, 5 000 personnes, les « accueillis » comme ils les appellent, ont fait une halte à Pausa, avec des pics à 200 personnes par jour.

Sur un mur blanc, une immense carte de France dessinée au feutre rouge indique les principales villes. En dessous, les lits de camp collés les uns aux autres occupent la majorité de l’espace. Les femmes et les enfants dorment dans une autre pièce. Un espace salle à manger a été aménagé, ainsi qu’un coin pour prier, un vestiaire, une laverie, et une réserve pour stocker la nourriture et laver la vaisselle. Le pôle transport reste l’un des plus convoités. Si Paris est la destination phare ainsi que Toulouse, ou Grenoble, certains visent l’Allemagne ou la Belgique. Ils sont alors guidés vers la ville française la plus proche de cette nouvelle frontière à franchir. « Ne pouvant pas payer par carte bancaire, ils achètent des coupons pour les bus dans les bureaux de tabac. Notre règle : ne jamais faire de transactions financières avec les accueillis pour rester dans l’interstice de la jurisprudence Herrou », précise l’étudiante en droit, en référence à la décision du Conseil constitutionnel de juillet 2018 affirmant qu’une aide désintéressée au séjour irrégulier n’engendrerait pas de poursuites judiciaires. Les bénévoles ont peu de temps pour obtenir la confiance des exilés, alors pas de questions personnelles sur leur parcours, leur passage de la frontière. Le plus important après le repos, les soins et la nourriture est de leur donner les conseils basiques en cas de contrôle policier : garder le silence et demander l’asile et un avocat. « Nous, les Basques, avons l’habitude d’être isolés, en bas à gauche de la France, et d’être ignorés par l’État, alors nous nous débrouillons. Nous avons appliqué cette façon de penser pour aider les migrants, avec en nous la tradition de terre d’accueil qu’a pu être notre région pour les militants politiques indépendantistes ou les réfugiés espagnols fuyant le régime franquiste en 1936 », rappelle Maïté Etcheverry, cette militante fortement engagée dans la gauche alternative. Un réseau de solidarité citoyenne se tisse entre les pays basques nord et sud.

Que ce soit du côté français ou espagnol, tout le monde connaît Amaïa Fontang. Cette militante infatigable est devenue la porte-parole du précieux collectif Solidarité migrants Etorkinekin. « La Cimade existe ici depuis plus de quinze ans pour informer les migrants de passage, les orienter vers les voies légales pour être régularisé. Mais, petit à petit, j’ai constaté un glissement de nos missions vers la recherche de logement pour eux, raconte-t-elle. Comme le réseau militant est très fort au Pays basque, il fallait s’en servir pour cette cause, donc nous avons créé le collectif Etorkinekin en octobre 2015. » Aujourd’hui, une centaine, dont 42 mineurs, sont accueillis à Bayonne, à Saint-Palais, à Cambo-les-Bains… Des exceptions car Bayonne reste une ville de transit, en l’absence de plateforme d’accueil pour les demandeurs d’asile (Pada), structure habilitée à enregistrer une demande d’asile.

Sous le soleil de mars, certains jouent au foot et au basket dans la cour de Pausa, d’autres révisent le français. Certains s’ennuient un peu, essayent de dormir. À plat ventre sur son lit de camp, Thierno engage une discussion sur la politique européenne qu’il subit de plein fouet depuis son départ de Guinée, il y a neuf mois. À 23 ans, il aimerait étudier les relations internationales. « Pourquoi font-ils une différence entre des émigrés et des expatriés ? Pourquoi ont-ils peur de nous ? Tu penses que la politique française est raciste ? » Sur le Maroc, une seule phrase : « C’est moins horrible que la Libye, mais c’est quand même l’enfer sur terre. » Silence. Il parle doucement, calmement, réfléchit beaucoup. Trop sans doute. « Je n’ai pas les idées claires, je n’arrive même pas à commencer ce livre », murmure-t-il en sortant de son sac un exemplaire du roman dystopique d’Aldous Huxley, Le Meilleur des Mondes.

Société
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La frontière tue
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