Les pro-Poutine, adeptes des procédures bâillons

Professeure en études russes, Cécile Vaissié est poursuivie en diffamation avec son éditeur, Les petits matins, pour une enquête sur les soutiens à la Russie de Vladimir Poutine en France.

Olivier Doubre  • 5 mars 2019
Partager :
Les pro-Poutine, adeptes des procédures bâillons
© crédit photo : Simon Guillemin/Hans Lucas/AFP

Peut-on critiquer en France la politique de Vladimir Poutine, au pouvoir en Russie depuis vingt ans, sans risquer des poursuites en diffamation devant la justice ? Le fait est qu’un certain nombre de journalistes et d’universitaires qui travaillent sur la Russie contemporaine et mettent en lumière les réseaux multiples – plutôt actifs dans l’Hexagone – soutenant la politique du maître du Kremlin se retrouvent devant les chambres correctionnelles spécialisées en droit de la presse et en affaires de « diffamation publique » (telle la 17e chambre du tribunal de Paris). Des journalistes de Decodex, le groupe de fact-checking du Monde, en ont fait l’expérience, tout comme notre confrère Nicolas Hénin, spécialiste de la Syrie (où il fut otage), poursuivi en diffamation par des proches de l’ambassade de Russie à Paris pour des passages de son livre La France russe. Enquête sur les réseaux Poutine (Fayard, 2016).

Ces réseaux semblent donc particulièrement prompts à attaquer en justice, et on peut se demander s’il n’y a pas là une volonté de faire taire ou d’intimider quiconque mettrait au jour les liens entre ces soutiens pro­Poutine et leur présentation parfois très spéciale des informations concernant notamment la politique étrangère russe.

C’est ce qui arrive aujourd’hui à la chercheuse Cécile Vaissié, professeure en études russes, soviétiques et post-soviétiques, et directrice du département de russe à l’université Rennes-II, qui a publié, deux mois avant Nicolas Hénin, une enquête approfondie intitulée Les Réseaux du Kremlin en France, aux éditions Les petits matins, dont la gérante, Marie-Édith Alouf (par ailleurs secrétaire de rédaction à Politis), est également poursuivie comme directrice de la publication.

Six personnes (1) s’estiment diffamées par cet ouvrage, dont Guéorgui Chépélev, dirigeant du « Conseil de coordination des compatriotes » (mis en place, comme dans d’autres pays, directement par l’ambassade de Russie à Paris) ou le fameux ex-secrétaire national du Parti de gauche (PG) en charge des questions internationales et de défense, Djordje Kuzmanovic. Ce dernier est réputé avoir été, des années durant, la (première) plume de Jean-Luc Mélenchon, assez fréquemment favorable à la Russie ou très indulgente vis-à-vis du régime de Bachar Al-Assad en Syrie. Tout laisse d’ailleurs à penser – sans que cela ait jamais été dit clairement – que sa rupture avec La France insoumise (et le PG) en novembre 2018 s’explique par ses positions pro-russes, voire pro-syriennes, qui faisaient fortement débat au sein des deux formations parmi leurs militants.

Cécile Vaissié et Marie-Édith Alouf seront donc à la barre des prévenus au tribunal de Paris les 14 et 15 mars. Leur avocat, Me Ivan Terel, n’hésite pas à parler de « procédure bâillon », destinée à faire taire ces critiques, et compte le plaider devant les juges, considérant que cette ­procédure est « infondée et abusive », car relevant d’un « abus du droit d’agir en justice ».

On doit en effet s’interroger sur les buts de ce procès, vis-à-vis d’un livre qui n’a pas été un « best-seller » – quelque 2 500 exemplaires ont été vendus en trois ans. Une procédure judiciaire prend beaucoup de temps et d’énergie, sans oublier l’argent qu’elle coûte inévitablement en frais d’avocat. Et le fait d’attaquer une petite maison d’édition indépendante, qui ne dispose a priori pas d’un budget dédié pour se défendre, semble à tout le moins destiné à faire passer l’envie à d’autres éditeurs et chercheurs de se risquer à subir les mêmes déboires.

Une des interrogations de l’éditeur porte notamment sur la qualité des plaignants, engagés plutôt « à gauche », et sur leur rapprochement de fait avec d’autres soutiens pro-Poutine en France qui proviennent, eux, des milieux d’extrême droite, dont certains au Rassemblement national (RN), fort choyé par le pouvoir russe depuis longtemps. À l’instar de l’ex-député (LR) Thierry Mariani, rallié au RN – pour lequel il sera candidat aux prochaines européennes –, grand habitué des voyages de parlementaires invités à Moscou et militant pour la levée des sanctions internationales frappant la Russie depuis l’annexion de la Crimée. L’auteure du livre incriminé, Cécile Vaissié, souligne en effet les nombreux rapprochements idéologiques, parfois les réunions communes, entre des militants qu’a priori tout oppose mais qui apparaissent ensemble lorsqu’il s’agit de la Russie.

C’est ainsi que France Inter a révélé ces derniers jours la tenue prochaine d’un meeting d’organisations de jeunesse à Rome à la fin mars, avec pour invité spécial l’actuel ministre italien (post-fasciste) de l’Intérieur, Matteo Salvini, qui sera entouré des jeunes de son parti, la Ligue, du RN français, du Jobbik, parti fasciste hongrois, mais aussi de Russie unie, le parti de Poutine. Et des militants antifascistes parisiens n’ont pas hésité à pointer les « ponts idéologiques » qui se créent, sur les questions russes (ou ukrainiennes, ou syriennes…), entre l’extrême droite et, à gauche, certains militants anti-Otan ou « anti-impérialistes » (2).

Avant l’élection de Donald Trump à la Maison Blanche et les forts soupçons d’ingérence russe dans sa campagne (qui occupent l’actuel procureur états-unien Robert Mueller), Cécile Vaissié a réalisé assurément un travail précurseur concernant les réseaux pro-­Poutine en France. Sans préjuger de l’issue du procès qui lui est intenté ainsi qu’aux Petits Matins, elle affirme sans conteste que, si ses recherches risquaient fortement de déplaire, elles ne comportent, selon elle, « aucun élément diffamatoire, car il s’agit de faits établis, ou alors de points de vue qui relèvent du libre débat démocratique ». Et la chercheuse de souligner, à propos des autres publications attaquées par les mêmes réseaux devant la justice : « Nous travaillons généralement avec des méthodes différentes, avec des approches parfois fort lointaines, mais nous arrivons tous aux mêmes résultats… »

(1) Olivier Berruyer, Guéorgui Chépélev, Djordje Kuzmanovic, Pierre Lamble, Vera Nikolski et Hélène Richard-Favre.

(2) Sur le blog des Morbacks Véners, « Antifa et révolution », 7 décembre 2014. Cité par Cécile Vaissié dans son livre, page 242.

Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don

Pour aller plus loin…

En Sicile, les damnés de la serre
Italie 10 avril 2024 abonné·es

En Sicile, les damnés de la serre

Dans l’une des plus grandes concentrations de serres d’Europe, les abus sont légion. Ces dernières années, le racket des ouvriers tunisiens venus avec un visa s’est généralisé.  
Par Augustin Campos
La gauche grecque, du pouvoir à la marginalisation
Monde 3 avril 2024 abonné·es

La gauche grecque, du pouvoir à la marginalisation

Avec l’arrivée au pouvoir d’Alexis Tsipras en 2015, le pays devait faire figure de modèle pour les gauches radicales d’Europe. Près de dix ans plus tard, Syriza cumule les échecs électoraux et les espoirs se sont éteints.
Par Angélique Kourounis
Turquie : « J’ai vécu un remake de l’affaire Dreyfus »
Monde 27 mars 2024 abonné·es

Turquie : « J’ai vécu un remake de l’affaire Dreyfus »

La quasi-totalité des édiles du Parti démocratique des peuples élus en 2019 ont été destitués par le régime turc au bout de quelques mois. C’est le cas d’Adnan Selçuk Mızraklı, porté à la tête de Diyarbakır avec 63 % des voix, qui depuis est en prison. Nous sommes parvenus à établir avec lui une correspondance écrite clandestine.
Par Laurent Perpigna Iban
À Jérusalem-Est, un ramadan sous pression
Monde 20 mars 2024 abonné·es

À Jérusalem-Est, un ramadan sous pression

En Palestine occupée, le mois saint de l’islam cristallise les tensions alors que les Palestiniens font face à de nombreuses restrictions de l’accès au mont du temple et à la mosquée Al-Aqsa. Elles illustrent le régime légal que des organisations de défense des droits humains qualifient d’apartheid. 
Par Philippe Pernot