La guerre d’Espagne, une passion française

Pierre-Frédéric Charpentier décrit « une guerre civile par procuration » chez les intellectuels de l’Hexagone.

Olivier Doubre  • 17 avril 2019 abonné·es
La guerre d’Espagne, une passion française
© photo : André Malraux lors d’un meeting de solidarité avec l’Espagne, en juillet 1936.crédit : AFP

En 1936, la bourgeoisie française est saisie d’une frousse incommensurable. « Bien plus qu’en Mai 68 ! » s’exclame Gilles Deleuze avec un large sourire dans son Abécédaire. Le Front populaire vient de remporter les élections avec une solide majorité. Suit une immense grève générale, qui arrache congés payés, réduction du temps de travail, droits syndicaux et conventions collectives. Toutes choses impensables pour la droite de l’époque.

Presque simultanément, l’Espagne, qui n’est devenue une République qu’en 1931, élit elle aussi un gouvernement de Frente popular. La tension est vive, notamment en Catalogne, où les anarchistes de la CNT-FAI organisent de très nombreux meetings ouvriers. Une révolution sociale, bien plus radicale, remporte chaque jour des victoires importantes. La bourgeoisie panique. Et va donc s’en remettre à l’armée et au général Franco, qui avait pourtant prêté serment quelques semaines plus tôt au gouvernement républicain. Soutenu bientôt par l’Allemagne nazie et l’Italie mussolinienne, Franco fomente un coup d’État à la mi-juillet 1936 et mène ses troupes contre le gouvernement régulier, bien décidé à instaurer un État fasciste dans le pays. La guerre civile embrase l’Espagne, avec des échos dans toute l’Europe.

En France, en première ligne face à ce conflit du fait de la proximité géographique mais surtout politique entre les deux fronts populaires, le débat fait rage au sein du monde intellectuel. Si les écrivains d’extrême droite, de Brasillach à Maurras, s’enflamment logiquement pour les rebelles, tandis qu’Aragon, les surréalistes et les intellectuels communistes soutiennent la République de Madrid, la guerre civile est à l’origine de choix idéologiques plus inattendus. Ainsi, au nom du pacifisme intégral hérité de la fin de la Grande Guerre, certains socialistes ou radicaux deviennent de fervents laudateurs de la politique de « non-intervention » adoptée par les gouvernements français et anglais au nom de la paix du continent. Ce qui annonce le futur ralliement de certains d’entre eux au régime de Vichy, puis progressivement à la collaboration. Mais on voit aussi, à droite, des écrivains catholiques qui auraient dû logiquement choisir les rebelles (soutenus largement par l’Église espagnole) dénoncer les exactions du camp franquiste et « refuser d’entériner la “guerre sainte” contre les “rouges” » : c’est le cas de Georges Bernanos, François Mauriac ou Jacques Maritain. Jusqu’à la philosophe Simone Weil, qui s’engage dans les Brigades internationales.

Comme ce livre le montre avec précision, les clivages qui apparaissent, par journaux ou pamphlets interposés, vont s’affermir ensuite durant la Seconde Guerre mondiale. Tout comme les fractures internes à la gauche, « entre communistes staliniens et révolutionnaires » ou socialistes, qui vont « empêcher l’unité et annoncer à terme » la défaite de la République espagnole, préfigurent les futurs affrontements de la guerre froide. Car l’Espagne, pour laquelle « les clercs se sont engagés avec une ferveur inédite », fut, rappelle l’auteur, « l’un des épisodes les plus passionnels de l’histoire des intellectuels français ».

Les Intellectuels français et la guerre d’Espagne. Une guerre civile par procuration (1936-1939) Pierre-Frédéric Charpentier, éditions du Félin, 704 pages, 35 euros.

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