Traiter moins pour gagner plus

Le revenu agricole augmente quand on réduit les pesticides et les engrais : les recherches menées à Chizé par le CNRS renversent les dogmes agricoles dominants mais peinent à diffuser. Reportage.

Patrick Piro  • 10 avril 2019 abonné·es
Traiter moins pour gagner plus
© photo : Guillaume Riou, a choisi des vaches maraîchines, race typique du proche Marais poitevin, etnqui a failli disparaître.crédit : Patrick Piro

S’installer à son compte : c’était son rêve de jeune ouvrier agricole solognot. En 2000, Guillaume Riou saisit une occasion à Marigny, 120 hectares au sud de Niort. Mais sa fibre écolo s’accommode mal des convictions productivistes de son prédécesseur : élevage intensif – 50 vaches charolaises sur trois hectares –, et maïs fortement irrigué, un pur forçage sur ces terrains calcaires pauvres qui ne gardent pas l’eau, et dont la perméabilité facilite le lessivage par les engrais azotés. « Et puis après quatre décennies de croissance des rendements, c’est l’époque où l’on constate un plafonnement, en dépit de nouvelles variétés de semences, des OGM, de méthodes de gestion de l’azote, etc. »

Le néo-Poitevin entreprend alors « d’extensifier » la conduite son exploitation. Arrêt des cultures en bordure de la rivière, plan de gestion des haies, réduction des engrais azotés. Il se défait des charolaises, remplacées par une quinzaine de limousines locales. La crise hydrique de 2005 le pousse à accélérer l’abandon du maïs. « Surprise pour moi, étape par étape, l’abandon des pratiques intensives ne générait aucune baisse de mes revenus ! »

Guillaume Riou l’ignorait alors, mais dix kilomètres plus au sud, le Centre d’études biologiques de Chizé (CEBC) engageait alors une série d’expériences à grande échelle qui allaient étayer scientifiquement sa constatation empirique. Cet établissement du CNRS, qui étudie les conditions d’évolution de l’agriculture sur une superficie de 45 000 hectares (la zone atelier « Plaine & Val de Sèvre »), saisit immédiatement l’intérêt du plan Écophyto, lancé après le Grenelle de l’environnement de 2007. « Ce programme, qui ambitionnait une division par deux des quantités de pesticides utilisés dans l’agriculture à l’horizon 2018 (1), installait un cadre de politique publique dont la vocation était de provoquer une mutation des pratiques agricoles », raconte Vincent Bretagnolle, directeur la zone atelier et directeur de recherche au CNRS.

Une première étude menée par Sabrina Gaba, membre Inra de son équipe, tente d’établir, sur 150 parcelles locales, une relation entre le rendement de cultures de blé, les traitements herbicides et la densité de plantes adventices (« mauvaise herbes »). « Nous nous attendions à vérifier des corrélations intuitives. Or, les rendements n’étaient pas affectés statistiquement par les quantités d’herbicide appliquées, ni par la biomasse d’adventices présentes ! Ce résultat a été mal perçu par le milieu agricole au sens large, tant il heurtait les convictions en vigueur. » Mais l’étude du CEBC est solide, « appuyée sur une méthode statistique puissante qui a exigé un long traitement, expliquant que la publication des résultats n’ait eu lieu qu’en 2016 », justifie le directeur. Autre résultat « choquant » : dans la gamme des adventices repérées parmi les cultures (jusqu’à 400 espèces), les moins fréquentes sont celles qui sont éliminées par les herbicides (car leurs populations sont peu fournies), mais les plus abondantes, a priori les moins désirables, sont peu affectées en volume. « L’effet inverse de celui qui était spontanément attendu, ce qui nous a encouragé à poursuivre nos investigations, en dépit des déboires qu’elles nous valaient », sourit le chercheur.

Entre autres explications avancées par les agronomes, à la lecture de ces résultats : si les rendements sont peu affectés par la réduction des volumes d’herbicides, c’est que les agriculteurs les ont déjà optimisés grâce aux engrais et qu’ils appliquent les doses herbicides pour maintenir les rendements. En 2013, le centre lance alors une nouvelle expérience comparative, destinée à mesurer l’impact sur le rendement en blé d’une variation simultanée des quantités d’herbicides et d’engrais azotés épandus. Les résultats d’une phase pilote, en cours de publication, ne sont pas moins spectaculaires : sur les portions cultivées mais non traitées, on constate 80 % d’adventices en moins (en masse) que sur une aire voisine laissée sans culture. « Ce qui signifie que le blé en culture, par nature, est un compétiteur très efficace. » Déduction : les herbicides n’ont d’utilité que pour s’attaquer aux 20 % d’adventices restantes, ce qui explique leur faible performance : ils n’induisent qu’une réduction de 7 % supplémentaires de leur biomasse par rapport à une parcelle de blé non traitée.

Enfin, une conclusion très opérationnelle : un optimum économique moyen est atteint avec une diminution conjointe de 30 % des quantités d’herbicides ainsi que d’engrais d’azotés (nécessaire, car les adventices en tirent autant profit que le blé) pour les agriculteurs les plus utilisateurs. « Les rendements sont presque stables, en revanche, les dépenses d’intrants baissent significativement », expose Vincent Bretagnolle. Jusqu’à 200 euros par hectare dans les cas les plus extrêmes. Des résultats similaires ont été constatés pour le tournesol, le colza et le maïs, même si les chiffres varient en fonction des cultures.

Guillaume Riou est ainsi passé en dix ans de 70 000 euros à 20 000 euros de charges en intrants, essentiellement réduites à l’achat de semences car toute son exploitation est désormais convertie en bio. « J’ai divisé par deux le rendement de mes cultures, mais dans le même temps multiplié par près de trois mes prix de vente, via les circuits bio », explique-t-il. Président de la Fédération nationale d’agriculture biologique (Fnab) depuis un an, il participe à plusieurs des programmes et expériences menés par le CEBC, qui œuvre aussi pour la préservation de la biodiversité en milieu agricole. Une approche qui révèle des impacts économiques dérivés de l’utilisation des herbicides : éliminer les coquelicots des champs de blé prive les abeilles de 60 % de leur source de pollen en mai et en juin, affaiblissant les essaims dans leur activité de pollinisation du tournesol et du colza… cultures bien souvent associées à celle du blé au sein des exploitations de la zone atelier de Chizé, et dont le rendement diminue par ricochet. Autre résultat : la présence partielle d’adventices… accroît (faiblement) le rendement du blé ! Explication : en couvrant le sol, elles maintiennent, par exemple, son taux d’humidité. « Mis bout à bout, ces travaux nous fournissent une lecture systémique du fonctionnement des parcelles cultivées, qui va à l’encontre de certains dogmes agronomiques », relève Vincent Bretagnolle.

La méthodologie du CEBC explique en partie ces résultats : les études ne sont pas menées sur des parcelles « laboratoires », mais au sein même d’exploitations, en conditions réelles. « Les agriculteurs eux-mêmes sont des expérimentateurs, ils passent leur temps à faire des essais », constate le directeur. La zone atelier en compte environ 450, qui ont été sollicités à divers titres : pour des relevés réguliers (sols, biodiversité, etc.), des entretiens (pratiques culturales, rendements, etc.) ainsi que la participation à des expérimentations (telles que sur les herbicides), comprenant le suivi d’itinéraires techniques présentés par le CEBC. Le centre se proposait de passer contrat avec les exploitants – initialement, un dédommagement de 100 euros par parcelle mise en expérimentation pour compenser le surcroît de travail et l’éventuelle baisse de rendement sur le dispositif de quelques dizaines de mètres carrés. « Au départ, seuls sept des vingt agriculteurs sollicités ont signé le contrat. Mais ils n’ont pas voulu recevoir d’argent. Ni aucun autre par la suite, constate Vincent Bretagnolle. Et pour nos expériences, parfois lourdes en termes de travail supplémentaire, le taux d’acceptation de nos sollicitations est passé de 30 % à 70 %. » Et pourtant, souligne-t-il, environ un tiers de ces participants n’adhèrent « absolument pas à certaines de nos conclusions, par exemple que l’agriculture intensive est responsable du déclin des insectes et des oiseaux (2). Cependant, la plupart acceptent désormais l’idée qu’il va falloir changer de pratiques, et ils trouvent leur intérêt au cadre expérimental scientifique que nous proposons dans notre collaboration ».

Les résultats cumulés du CEBC ont fini par mettre la critique en sourdine. Et puis ils commencent à être confirmés dans d’autres pays, comme en Angleterre, mais aussi par le réseau des « fermes Dephy », mis en place en France par Écophyto. Ces exploitations volontaires, 3 000 à ce jour et bientôt 30 000 selon le souhait le ministère de l’Agriculture, se sont engagées dans une réduction « significative » des pesticides, à niveau de rentabilité constant.

Le chercheur reste cependant perplexe devant la faible appropriation par le monde agricole des résultats de la zone atelier. « À nos interlocuteurs, je rétorque systématiquement : “Reproduisez ces expériences chez vous, c’est simple et tellement démonstratif !” Même si nos conclusions chiffrées dépendent en partie des conditions locales, je prédis qu’elles seront qualitativement identiques ailleurs, parce qu’elles découlent du fonctionnement des écosystèmes, dont les cultures sont tout aussi tributaires que les milieux naturels. »

Vincent Bretagnolle suppose que la réticence des agriculteurs tient à leur aversion pour les risques « naturels », auxquels ils échappent par le contrôle technique, mais aussi au carcan d’un système agroalimentaire qui les enserre dans des normes techniques, des contrats avec des coopératives ou des firmes, etc. « En effet, la démonstration scientifique ne suffit pas, renchérit Guillaume Riou. C’est une question économique et politique. On a “céréalisé” la France au détriment de l’élevage, il faut produire toujours plus de blé et de maïs. Le culte productiviste est profondément ancré dans les esprits. » L’agriculteur s’explique ainsi la passion du glyphosate, le champion des herbicides et le moins cher (3). « Car c’est un outil… de spéculation foncière ! » En effet, avec l’outillage agricole adéquat, il est possible de diviser par quatre le temps de travail du sol. « Une personne seule peut ainsi conduire 200 hectares de céréales. Or, avec le déclin de la démographie paysanne, plus de 12 millions d’hectares vont changer de mains dans les dix prochaines années en France. Les appétits vont se déchaîner, d’autant plus que les prix du foncier agricole sont souvent bien plus bas en France que chez nos voisins. De ce point de vue, l’optimisation du revenu des cultures n’est plus l’objectif principal : c’est l’extension des exploitations, que favorise par ailleurs la Politique agricole commune [PAC, lire ici], dans le but de revendre la terre plus tard à prix d’or. »_

Depuis longtemps, l’agriculteur n’est plus que le maillon ultime dans une chaîne de contraintes qui lui a retiré presque toute marge de manœuvre, conclut Vincent Bretagnolle. « Il n’est guère efficace de faire pression sur eux pour qu’ils abandonnent le glyphosate, sans tenir compte du système économique et financier qui tient l’agriculture. La clé est en fait détenue par les consommateurs et les citoyens. »

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(1) « Si possible », était-il mentionné. Résultat : l’objectif a été repoussé à 2025 depuis.

(2) L’une des études phare du CEBC, voir Politis n° 1518 (13 septembre 2018).

(3) Il ne représente cependant que 20 % sur la zone atelier de Chizé.

Écologie
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