La rose impossible d’André Breton

Au cœur du Lot, la maison du poète surréaliste, à Saint-Cirq-Lapopie, connaît un nouvel élan sous la houlette de Laurent Doucet. Découverte d’un lieu unique chargé d’histoire(s).

Jean-Claude Renard  • 28 mai 2019 abonné·es
La rose impossible d’André Breton
© photo : André Breton et ses amis en 1953 dans l’auberge des Mariniers. crédit : Elisa breton

Saint-Cirq-Lapopie, Lot. À trois encablures de Cahors. Un village médiéval au bout d’une route qui serpente entre la rivière et les falaises blanches, dominé par une église, installé sur un rocher en forme de mamelle. Un entrelacs de ruelles, de portes fortifiées, d’escaliers irréguliers, de fenêtres trilobées, de chemins en cascade, de jardins intimes, de terrasses ombragées. Depuis le Moyen Âge, pas grand-chose n’a bougé. Perché, Saint-Cirq se veut marié à l’antan, arc-bouté sur le jadis. Sa beauté semble refuser d’abdiquer.

Dans le dégradé de bruns et d’ocres chauds, place du Carol, une maison massive surmontée d’une tour bâtie au XIIe siècle par une famille seigneuriale chargée de contrôler tout passage sur le Lot et d’imposer l’octroi. Au fil des siècles, plusieurs corps de bâti se sont ajoutés pour former une maison presque labyrinthique, sur différents niveaux. Devant la porte, un pavage fait de galets ramassés dans la rivière. À l’intérieur, une vaste table, de petites lampes, un bureau, un vase au-dessus d’une cheminée, un verre à pied dépoli, des dessins, un piaf dégarni à moitié empaillé, un vieux tabouret, un paravent coloré garni de collages, d’étonnantes pierres creusées et des galets jonchant l’escalier raide qui mène à l’étage, une baignoire sur pied, le crâne d’un animal, un plein paquet d’objets curieux, de vieilles malles. Sur l’une est encore collée une étiquette : « Monsieur André Breton, Saint-Cirq La Popie, Lot. Ex : A. Breton, 42 rue Fontaine Paris. » Depuis les fenêtres, vue spectaculaire sur la vallée. En contrebas, le Lot s’attarde à lécher la falaise. Des bancs de sable s’effilochent le long des courbes mutines.

« C’est au terme de la promenade en voiture qui consacrait, en juin 1950, l’ouverture de la première route mondiale – seule route de l’espérance – que Saint-Cirq embrasée aux feux de Bengale m’est apparue comme une rose impossible dans la nuit, écrira plus tard Breton. Cela dut tenir du coup de foudre si je songe que le matin suivant je revenais dans la tentation de me poser au cœur de cette fleur : merveille, elle avait cessé de flamber, mais restait intacte. Par-delà d’autres nuits – d’Amérique, d’Europe –, Saint-Cirq a disposé sur moi du seul enchantement : celui qui fixe à jamais. J’ai cessé de me désirer ailleurs. »

Pour un coup de foudre, c’en fut un. L’amour fou, pour reprendre un titre du poète, qui acquiert cette demeure ancestrale, baptisée l’auberge des Mariniers, ancienne propriété du peintre post-impressionniste Henri Martin, quelques mois après avoir découvert le village. Il est alors invité, au moment des feux de la Saint-Jean, par le mouvement des Citoyens du monde, initié par l’ancien aviateur américain Garry Davis, militant pacifiste. Après d’importants travaux d’aménagement, selon la disponibilité des artisans du cru, André Breton ne cessera de s’y rendre, principalement l’été, jusqu’à la fin de sa vie, en 1966, quand il est saisi d’une violente crise d’asthme, rapatrié à Paris en ambulance, en compagnie d’Elisa, sa femme, et de Radovan Ivsic, également poète – c’est à lui que l’on doit les dernières photographies de Breton et le témoignage de ces jours. L’auteur de Nadja meurt le lendemain de son arrivée dans la capitale.

Ivsic n’est pas le seul à descendre à Saint-Cirq. D’autres s’y sont croisés. Max Ernst, ­Benjamin Péret, Henri Cartier-Bresson, Man Ray, Julien Gracq, Claude Lévi-Strauss ou encore Léo Ferré… On pratique des jeux surréalistes, on chine des moules à hosties, on refait le monde, en ramassant ici et là ces fameux galets du Lot que Breton surnomme des « agates » et qui ornent la maison.

Une maison qui possède déjà son histoire, sinon ses premiers chapitres, sous Breton. Quand Elisa disparaît, en 2000, la fille unique du poète, Aube, en hérite. Et la revend trois ans plus tard à un couple d’artistes qui prend soin de laisser le lieu dans son jus, avec son confort modeste, sa tour en décrépitude, son bric et broc. En 2013, le couple décide de se débarrasser de la maison. Sitôt après, sous la houlette de Laurent Doucet, se constitue une association, la Rose impossible, pour mobiliser les publics, fervents du surréalisme et lecteurs de Breton, les institutions et les pouvoirs publics. S’engage un travail militant de longue haleine.

Déjà, en 2003, Laurent Doucet et quelques autres aficionados avaient tenté d’empêcher la liquidation aux enchères à Drouot du fabuleux trésor accumulé par le poète, suivant ses « hasards objectifs », dans son fameux appartement et laboratoire alchimique du 42, rue Fontaine, à Paris, qu’il occupa une quarantaine d’années. Une importante collection d’objets hétéroclites « secondairement surréalistes », des objets d’art océanien, des pièces de brocante acquises aux puces de Clignancourt, des tableaux (Picabia, Miró), des sculptures, des breloques, masques et poupées… Soit un cabinet de curiosités, un hangar de chamane. Le refus honteux de son sauvetage par les pouvoirs politiques avait soulevé nombre de protestations. Vaines.

Laurent Doucet ne pouvait se résigner à voir disparaître un autre pan de la mémoire d’André Breton. Lui-même poète, professeur de français et d’histoire dans un lycée professionnel de Limoges, codirecteur de la revue A Littérature-Action, le président de la Rose impossible découvre Breton – après avoir été sonné par les Chants de Maldoror de Lautréamont – à la fin de l’adolescence, avec le manifeste « Pour un art révolutionnaire indépendant ». Étudiant, il poursuit ses lectures surréalistes, des Champs magnétiques à Constellations, et participe à un groupe surréaliste clandestin au sein de l’Unef-ID, entre cadavres exquis et écriture automatique. « L’idée était de démocratiser la poésie et de repoétiser la politique », se souvient-il. Et de chahuter la langue, suivant les traces des surréalistes.

Les propriétaires de l’auberge des Mariniers laissent à la Rose impossible le temps de monter son projet artistique et culturel, tourné vers la poésie : un centre surréaliste international dévolu aux citoyens et citoyennes du monde. « Un mot d’ordre puisé dans l’éducation populaire : exigence et partage », confie Laurent Doucet. L’association s’appuie sur son comité de soutien, dans lequel figurent Jim Jarmusch, André Dussolier, Juliette Gréco, Benoît ­Jacquot, Christian Viguié, Serge Pey… En 2016, avec l’aide des collectivités locales, de la région et de l’État, donnant suite à une promesse de François Hollande (tenue, celle-ci, pour le coup !), la mairie, dirigée par Gérard Miquel, rachète la demeure pour 550 000 euros.

Après quelques travaux de rénovation, l’association commémore le cinquantenaire de la mort de Breton, à travers des lectures de Jean-Claude Drouot et de Marcel Bozonnet, la projection des rushs du film muet Le Surréalisme, de Jacques-Bernard Brunius, une table ronde entre Jean-Pierre Siméon et Alain Joubert, et des ateliers d’écriture. Avant d’organiser une série d’expositions et d’événements, de rencontres et d’animations. Des surréalistes gallois, une résidence d’artistes latino-américains, la bibliothèque d’Henri Béhar, les manuscrits originaux de la collection « Poésie/Gallimard » (de Breton à François Cheng en passant par Char et Michaux), Malcolm de Chazal et aujourd’hui Léo Litha…

Pas moins de 8 000 visiteurs en 2018. Très rapidement également, la place du Carol a acquis le statut de membre de la Fédération des maisons d’écrivains et des patrimoines littéraires et du réseau international des ­Maisons de la poésie (Maipo). Elle est labellisée « maison des illustres » et peut s’appuyer sur le site andrebreton.fr, orchestré par Constance Krebs, un site vivant, véritable outil de recherches, proposant une recension complète des objets ayant appartenu au poète au 42, rue Fontaine (certains photographiés par Sabine Weiss), des fiches pédagogiques et un fonds photographique.

Si Laurent Doucet a su s’entourer d’une équipe bénévole solide et active, avec Sarah Froidurot, dynamique vice-présidente de la Rose impossible, Isa Malbec, secrétaire adjointe, Mathias Vermesse, trésorier, Alain Prillard, fin connaisseur du mouvement surréaliste, et Sylvain Lacaze, spécialiste des réseaux sociaux, adhérent de la première heure, l’association entend redynamiser le village au-delà du tourisme estival. Qu’on en juge : Saint-Cirq-Lapopie compte près de 200 habitants sur l’ensemble de la commune, moins d’une vingtaine dans le village, et reçoit 400 000 visiteurs dans l’année. Un vrai Disneyland du joyau médiéval avec ses parkings alentour. En attendant de nouveaux travaux de restauration (la tour et le plancher), l’ouverture d’une librairie éphémère, avec Fabien Pochon, libraire lyonnais, et d’un café littéraire, la Rose impossible, à l’instar de la mairie, compte faire valoir le patrimoine, favoriser l’installation de nouveaux habitants dans un village meurtri par la désertification. Le défi est osé, mais l’amour fou.

Littérature
Temps de lecture : 8 minutes