Titres de séjour : bienvenue chez Kafka

La dématérialisation rend pratiquement impossibles les demandes de rendez-vous en préfecture. Une scandaleuse stratégie d’usure.

Romain Haillard  • 15 mai 2019 abonné·es
Titres de séjour : bienvenue chez Kafka
© photo : Devant la préfecture de Seine-Saint-Denis en 2012, avant que files d’attente ne soient « dématérialisées »… crédit : JACQUES DEMARTHON/afp

C’est désormais le vide qui règne sur l’esplanade Jean-Moulin à Bobigny, bordée par les bâtiments de la préfecture de la Seine-Saint-Denis, austère bloc de béton et de verre, d’un gris noirci par le temps. Sur un banc, non loin du service des étrangers du département, Jovana (1) se tient là où, habituellement, s’étendaient de longues files d’attente de candidats au séjour. Venue de Belgrade il y a douze ans, elle a bataillé pour obtenir un rendez-vous pour le renouvellement de son titre de séjour. Mais de chez elle. « Tous les jours, pendant huit mois, sur mon ordinateur, parfois jusqu’à 3 heures du matin, j’essayais », se souvient-elle douloureusement. Depuis mars 2017, la prise de rendez-vous pour déposer les demandes liées au séjour des étrangers se fait sur Internet pour les habitants du 93, comme dans plus de 70 départements en France, où la saisine électronique du service public se propose ou s’impose. Que ce soit pour une première demande, un renouvellement ou une demande de duplicata en cas de perte ou de vol, c’est le même régime pour tous.

Sur certains territoires, prendre rendez-vous par téléphone, par courrier, par e-mail ou au guichet n’est plus possible. En quelques clics, l’administration a fait disparaître les files, mais pas l’attente. Laurence Roques, présidente du Syndicat des avocats de France (SAF), fulmine : « Maintenant, il faut bien maîtriser la langue française, le langage administratif, l’informatique, avoir une connexion Internet disponible à toute heure et une adresse e-mail ! » Même dotés de ces compétences et de ces outils, de nombreux administrés se cognent dans le mur. Pour une première demande de titre de séjour, aucun rendez-vous disponible jusqu’à octobre à la préfecture de la Loire-Atlantique, à Nantes. « Il n’existe plus de plage horaire libre pour votre demande de rendez-vous. Veuillez recommencer ultérieurement », indique le portail. Pas davantage d’informations, il faut s’en satisfaire.

« C’est comme si vous appeliez un commissariat pour déposer une plainte et qu’un message enregistré vous enjoignait de le faire sur Internet », compare Samuel Bizien, avant de continuer : « Vous allez sur le site, ça ne marche pas, mais vous n’avez aucune indication pour savoir quand solliciter les services. » Bénévole à la Cimade, association de soutien aux migrants, cet informaticien de profession a mis en place un robot pour consulter et surveiller les plateformes des préfectures. Son programme scrute toutes les procédures dématérialisées, du permis de chasse aux visites médicales après suspension du permis conduire. « Sur la question des étrangers, ça foire plus qu’ailleurs, et quand ça foire, c’est dans les grandes largeurs », constate l’informaticien. Selon le site « À guichets fermés » (2), la sous-préfecture de L’Haÿ-les-Roses (Val-de-Marne) affiche parmi les pires statistiques. Depuis février 2016, le robot a sondé plus de 20 000 fois la procédure d’admission exceptionnelle au séjour (AES) : 99 % des tests affichent « aucune date disponible » ! Laurence Roques commente ces résultats : « Nous avons ici un service public fermé, tout simplement. »

Devant ces portes closes, les administrés cherchent d’autres issues. Certains frappent à la porte des parlementaires de leur circonscription. « Un appel sur trois à ma circonscription concerne le dysfonctionnement des prises de rendez-vous », s’exaspère Elsa Faucillon, députée PCF des Hauts-de-Seine. Après avoir posté un communiqué pour dénoncer la situation, la députée reçoit même des demandes sur les réseaux sociaux. Récemment, Marie, la fille d’une Camerounaise installée en France depuis 1969, l’a sollicitée dans l’urgence. Elle témoigne : « Ma mère m’a appelée en décembre, paniquée. Elle a toujours fait ses démarches par téléphone et, du jour au lendemain, tout se fait sur Internet. Mais, en informatique, elle n’y comprend rien ! » La famille se mobilise, ils se relaient à six pendant un mois pour décrocher le fameux sésame. Rien à faire. Il a fallu attendre l’intervention de leur élue auprès de la préfecture pour obtenir un rendez-vous en juin… Soit deux mois après l’expiration de l’ancien titre de séjour de la mère de Marie. Une irrégularité qui pourrait lui coûter ses aides sociales, son logement ou, pire, l’exposerait à être conduite dans un centre de rétention administrative.

De la même manière, Mathilde Panot, députée La France insoumise, doit régulièrement solliciter la préfecture du Val-de-Marne. « Mon action se mesure au compte-gouttes, ça ne règle pas le problème. Tout le monde n’a pas le réflexe de solliciter un élu. Il faut se poser la question : combien de personnes abandonnent ? » D’autres se tournent vers la justice. « Les demandeurs peuvent faire des référés en mesure utile. Ces procédures servent à forcer la main aux services », explique l’avocate Laurence Roques, avant de poursuivre : « Mais, une fois de plus, il faut accumuler des preuves d’un délai non raisonnable et avoir un avocat. »

Si, dans un premier temps, les statistiques fournies par le robot de la Cimade suffisaient devant les tribunaux, les juges administratifs ont rehaussé leurs exigences en matière de preuve. Désormais, les candidats au séjour doivent fournir les captures d’écran qu’ils auront eux-mêmes effectuées quand la plateforme affiche l’absence de dates disponibles. « J’ai accumulé huit mois de captures », raconte Jovana, qui a fini par avoir gain de cause au tribunal. « J’en ai encore mal au doigt », plaisante-t-elle à peine, en mimant les gestes répétés, encore et encore. Seulement pour obtenir le droit de déposer un dossier…

Mais parfois les référés ne suffisent pas. « Nous ne pouvons pas forcer la préfecture de Nanterre, leurs services sont submergés », témoigne Lucie Simon, avocate experte en droit des étrangers. D’autres administrés, désespérés, se tournent vers le marché noir. Pour plusieurs centaines d’euros – à débourser en plus des 269 euros en timbres fiscaux pour un titre –, des personnes proposent de préempter des rendez-vous. Après la publication d’un article à ce sujet dans Le Parisien du 25 avril, la préfecture de la Seine-Saint-Denis défendait vaille que vaille la dématérialisation : « Il ne s’agit pas de remettre en cause cet outil, mais de le rendre plus performant et de mettre un terme aux pratiques frauduleuses de captation de rendez-vous » (sic).

Un marché noir agité comme un chiffon rouge. Samuel Bizien dénonce cette rhétorique : « Une fausse excuse pour justifier leur propre dysfonctionnement. Les préfectures pointent ceux qui exploitent la rareté, une rareté instaurée par l’État lui-même ! » Malgré une augmentation des emplois affectés aux services des étrangers dans le projet de loi de finances 2019, les effectifs restent insuffisants. « Dans les Hauts-de-Seine, il n’y a que quatre agents instructeurs pour recevoir et traiter les demandes de régularisation », rapporte Elsa Faucillon. Un sous-effectif devenu la règle à force de restrictions budgétaires, un peu compensé par des vacataires, parfois même par des services civiques. « Une mécanique classique. Le personnel croule sous les demandes : va-t-on augmenter les effectifs ? Non ! Pas besoin, il suffit de décourager l’usager, tempête la présidente du SAF. Ils peuvent bien retourner le problème dans tous les sens : il faut plus de monde pour faire face aux demandes. »

« Ça ne se résume pas à une question de moyens », se défend Vincent Berton, secrétaire général de la préfecture de Hauts-de-Seine. « Il ne faut pas se focaliser sur la question du guichet. Il y a aussi le contenu du dossier qui compte », déclare le fonctionnaire. Pourtant, avant de connaître le « contenu », il faudrait permettre à l’usager de déposer le contenant ! Le secrétaire général poursuit : « Si nous nous attardons sur les admissions exceptionnelles au séjour, je tiens à préciser que c’est une procédure dérogatoire. Nous parlons de personnes irrégulières sur notre territoire. » Une hiérarchisation des demandes défendue par l’État et dénoncée par la Cimade. « Dans leur fonctionnement, les préfectures considèrent les régularisations comme illégitimes. Pour elles, accepter les dossiers est une faveur, pas une nécessité », résume Samuel Bizien. D’autant que les difficultés sont les mêmes pour des étrangers en règle qui doivent renouveler leur titre de séjour.

Le SAF, la Cimade, le Groupe d’informations et de soutien des immigré·e·s (Gisti) et la Ligue des droits de l’homme (LDH) ont attaqué devant le Conseil d’État le refus du Premier ministre de modifier le texte à l’origine de cette dématérialisation. Dans sa rédaction, le décret du 27 mai 2016 favorise la dématérialisation pour saisir l’administration, sans préciser le caractère facultatif de cette saisine. Une omission en contradiction avec les recommandations de la Cnil, mais aussi avec le rapport du Défenseur des droits de janvier 2019. Dans ses conclusions, Jacques Toubon enjoignait aux préfectures d’« adapter le nombre de créneaux de rendez-vous offerts », et précisait : « En aucun cas ces dispositifs ne doivent se substituer à l’accueil physique. »

Dans le cadre du programme « transparence sur la qualité et l’efficacité des services publics », les préfectures affichent fièrement leurs résultats : « 5 jours » pour obtenir une carte grise, « 16 jours » pour les cartes d’identité et les passeports, fanfaronne sur des encarts la préfecture de la Seine-Saint-Denis. Et les cartes de séjour, combien ? Pour le savoir, merci de prendre rendez-vous par Internet.


(1) Les prénoms ont été modifiés.

(2) aguichetsfermes.lacimade.org


Garde à vue pour le robot de la Cimade

Au ministère de l’Intérieur, on ne manipule pas seulement la matraque, mais aussi la baguette magique. Courant 2016, la Cimade a mis au point un outil : un robot qui mesure l’accessibilité des démarches en préfecture, dont celles pour les étrangers. À plusieurs reprises, ce programme a été bloqué par le ministère.

Premier coup de baguette entre le 15 mai et le 5 juin 2018. La Cimade réplique par un communiqué où elle pointe la situation. Hop, l’Intérieur débloque le robot. Samuel Bizien, informaticien à l’origine du programme, trouve des excuses au gouvernement : « Cette première fois, nous avons sûrement été pris pour un programme de réservation automatique pour revendre les rendez-vous disponibles au marché noir. »

Mais, quelques jours après, le revoilà bloqué. Las, Samuel Bizien ajoute une signature à son robot, comme une pancarte d’avertissement : « C’est la Cimade, pour toute difficulté, veuillez nous contacter. » Ça tient un temps. Et le 21 avril dernier, nouveau coup de baguette magique, et voilà le robot hors d’état de nuire. Selon l’informaticien, un faisceau d’indices laisse supposer un ciblage précis de l’association d’aide aux migrants. Samuel Bizien est formel : « C’est une question davantage politique que technique. » Après avoir envoyé une lettre à Christophe Castaner, le robot a pu de nouveau sortir de sa garde à vue.

Société
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