La complicité des mangeurs de yaourts

Dans Comment les paradis fiscaux ont ruiné mon petit-déjeuner, François Samson-Dunlop livre un regard cinglant et pédagogue sur l’évasion fiscale.

Jean-Claude Renard  • 18 juin 2019 abonné·es
La complicité des mangeurs de yaourts
© crédit image : ÉDITIONS ÉCOSOCIÉTÉ / SYLVAIN NEAULT

Ce matin-là, la radio grésillante du narrateur crache de nouvelles révélations : « Le Premier ministre [canadien] a placé 600 000 dollars dans un compte de l’île de Jersey, considérée comme un paradis fiscal, alors qu’il travaillait comme neurochirurgien en Arabie saoudite. Cette manœuvre, tout à fait légale, lui a permis de ne payer aucun impôt. »

Et le journaliste de la station d’interpeller Alain Deneault, philo­sophe, spécialiste de ces questions : « Le problème, c’est qu’on puisse recourir à un paradis fiscal comme celui-là, sur un mode légal. Mais il est difficile de s’attendre à ce qu’un chef d’État qui bénéficie d’un paradis fiscal lutte contre l’évasion fiscale. » En France, voilà qui rappelle quelques souvenirs (au moins pour un ministre). La messe est dite alors ? Ou pas, ou presque.

Le lendemain, le narrateur, qui aime se mettre en scène – avec sa compagne, amusée et sceptique –depuis son petit-déjeuner café-toasts à son ordinateur, apprend que Cristiano Ronaldo a dissimulé 150 millions d’euros en Suisse et aux îles Vierges britanniques. Une prouesse financière de plus. Alain Deneault poursuit sa réflexion : « Les manques à gagner pour le Trésor public occasionnés par le recours aux paradis fiscaux expliquent en grande partie les plans d’austérité. Le public en subit les conséquences de plein fouet. » Suffit ! Et le narrateur, las de ces scandales, de refuser de « mettre [son] pied dans leur beurre ! », prêt à cesser toute collaboration avec les entreprises complices de l’évasion fiscale. Du David contre Goliath contemporain.

Au quotidien, même en sucrant Apple, Google et Facebook, c’est pas gagné ! Un nouveau couteau artisanal ? Impossible, car livré par Fedex. Se loger en voyage avec Airbnb ? Ses transactions financières transitent par l’Irlande. Un cinéma ? Le film s’avère produit par Amazon. Boire une bière ? La plupart sont issues de grandes brasseries internationales qui usent des mêmes pratiques fiscales. Même manger un yaourt devient compliqué pour un narrateur à la fois victime et complice, puisqu’il est aussi consommateur.

S’appuyant sur les SwissLeaks, FootballLeaks, LuxLeaks, les Panama et Paradise Papers, François Samson-­Dunlop dresse un tableau tragicomique du système qui pourrait sembler loin des préoccupations du grand public mais le touche directement. Un tableau éclairé éclairant, drôle, cinglant, désopilé et en colère.

Impossible de s’évader de ceux qui s’évadent. Telle pourrait être la règle ou le constat acerbe de ce roman graphique mené par l’absurde, d’une planche à l’autre, suivant les pérégrinations d’un petit personnage trempé de bonne volonté, auquel le lecteur peut s’identifier, dans les arcanes d’un sujet « souvent décourageant », juge l’auteur, Québécois installé en France.

Mais, à la pesanteur du sujet, le bédéiste de Pinkerton et de Poulet Grain-Grain, deux œuvres déjà engagées derrière une façade comico-romantique, également chroniqueur pour la revue Planches, répond par un trait de crayon, en noir et blanc, ciselé, alternant petites scènes et dessins en pleine page, d’une grande finesse et d’une efficacité redoutable.

Comment les paradis fiscaux ont ruiné mon petit-déjeuner, François Samson-Dunlop, postface d’Alain Deneault, Écosociété, 216 pages, 21 euros.

Littérature
Temps de lecture : 3 minutes
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