Algues vertes : « L’omerta résiste »

Dans une incroyable enquête dessinée, Inès Léraud retrace avec l’illustrateur Pierre Van Hove l’histoire de ces marées délétères qui envahissent certaines baies bretonnes et dégagent un gaz parfois mortel, tandis que les autorités font preuve d’une inertie qui interroge.

Ingrid Merckx  • 24 juillet 2019 abonné·es
Algues vertes : « L’omerta résiste »
© crédit : DESSIN DE Pierre Van Hove/ÉDITIONS Delcourt

Le 6 juillet, un ostréiculteur de 18 ans est décédé en baie de Morlaix. Mardi 9 juillet, un homme de 69 ans est mort en baie de Douarnenez. Deux zones envahies par des algues vertes, dont la décomposition peut dégager un gaz toxique, potentiellement mortel : le sulfure d’hydrogène (H2S). Dans un article paru dans Mediapart le 17 juillet, la journaliste indépendante Inès Léraud explique comment les pouvoirs publics nient les liens entre les algues vertes et leurs victimes potentielles depuis 2009. Avec l’illustrateur Pierre Van Hove, elle retrace dans un album documentaire plein de suspense, d’humour et d’informations clés l’histoire d’une omerta nationale.

Pourquoi dites-vous que l’affaire des algues vertes est étouffée par l’administration bretonne ?

Inès Léraud : Trois personnes viennent de décéder sur le littoral dans des endroits où il peut y avoir des algues vertes. Des signes alertent : les secours qui s’envasent, le fait que ce sont des estuaires et que les morts ont été brutales… Cela aurait dû suffire à justifier des analyses de H2S et des autopsies. À Plonévez-Porzay, la victime est morte sur une plage signalée. Une femme de 42 ans est morte aussi en allant dans l’eau à Landéda. Mais les parquets de Brest et de Quimper m’ont signifié qu’ils n’avaient aucun renseignement sur le fait que des recherches de H2S étaient prévues.

Combien de victimes ont fait les algues vertes ?

Inès Léraud Journaliste indépendante. Algues vertes. L’histoire interdite Inès Léraud et Pierre Van Hove, La Revue dessinée/Delcourt, 160 pages, 19,99 euros.
Officiellement zéro ! Pour détecter l’hydrogène sulfuré, il faut réaliser des analyses de sang sous soixante-douze heures. Quand on est réanimé avec de l’oxygène, cela chasse le H2S de l’organisme, donc il faut faire la prise de sang avant. Et les corps morts produisant également du H2S au bout de quelques jours, il faut faire des analyses avant que la décomposition ne démarre. Or, les seules autopsies réalisées dans le dossier des algues vertes l’ont été après exhumation des corps.

Sur les victimes qui ont fait des malaises, jamais aucune prise de sang n’a été ordonnée à temps non plus. On sait que les algues vertes tuent, que le gaz qu’elles dégagent peut être mortel. Mais toute preuve potentielle a été sciemment détruite. Tout converge pourtant vers la probabilité qu’elles aient tué deux joggeurs et un ouvrier des algues vertes, et qu’elles aient plongé dans le coma ou un évanouissement un ramasseur d’algues vertes et un cavalier. Et tout conduit à penser qu’elles ont tué une quarantaine d’animaux sauvages, une dizaine de chiens, un cheval…

Pourquoi l’autopsie réalisée sur le cheval en 2009 – qui a permis de prouver qu’il était mort à cause du H2S n’a-t-elle pas permis d’extrapoler à l’être humain ?

Dans tous les problèmes de santé environnementale, on dit que la preuve est impossible à obtenir parce que le délai entre l’exposition et la maladie est tellement long qu’on ne peut pas incriminer tel ou tel produit (amiante, pesticides, nucléaire…). Pour les algues vertes, il n’y a pas de problème de délai : les morts sont immédiates. On se retrouve pourtant face au même processus de déni et de fabrique du doute.

Certaines plages sont signalées. Estimez-vous qu’il aurait fallu les fermer, voire évacuer les villages autour ?

Les atteintes à la santé du H2S en faible dose n’affectent pas tant les touristes de passage que ceux qui le respirent au quotidien. Un scientifique de l’Ifremer (1) m’a confié que, du temps où les algues vertes n’étaient pas ramassées à Saint-Michel-en-Grève, des habitants avaient réalisé que toute leur vaisselle était oxydée. Des gens m’ont rapporté avoir eu des nausées ou des affections aux yeux. Le problème se pose de manière encore plus aiguë autour des centres de traitement des algues. Cette année, c’est tellement critique que certains doivent fermer.

Depuis quand les algues vertes sont-elles ramassées et les ramasseurs protégés ?

La première marée verte est notifiée lors d’un conseil municipal de Saint-Michel-en-Grève en 1971. L’odeur est tellement insupportable que les hôtels et les restaurants ferment. Les algues commencent alors à être ramassées et nombre de ramasseurs se sont plaints de maux de tête, de brûlures aux yeux… Mais l’équipement vraiment sérieux avec cabine climatisée étanche, détecteur de H2S, masques et ramassage automatisé n’a cependant été mis en place qu’après la mort de Thierry Morfoisse, en 2009. La plupart des panneaux de signalement devant les plages sont arrivés à peu près en même temps.

Où sont conduites les algues vertes ramassées ?

Dans les Côtes-d’Armor, elles sont compostées et transformées en engrais. Dans le Sud-Finistère, une énorme usine de retraitement a été construite. Les algues vertes dégagent des gaz mortels au bout de vingt-quatre heures quand elles sont accumulées en couche assez épaisse – à partir de 10 cm. Il faudrait théoriquement les ramasser dans les vingt-quatre heures. Mais cela nécessite une sacrée organisation de s’adapter aux flux des marées. Les protocoles de l’inspection du travail de 2012 précisent qu’il ne faut surtout pas les confiner dans les camions, sinon elles chauffent pendant le transport et elles sont mortelles à l’ouverture du sas. Enfermées ou transportées à ciel ouvert, elles représentent dans tous les cas un danger. Le H2S est un des gaz les plus dangereux et les mieux connus. Elles ne sont pourtant pas intégrées dans la filière déchets toxiques.

Depuis quand cette toxicité est-elle officielle ?

La Ddass – devenue l’agence régionale de santé – a décelé le risque mortel en 2006. Toutes les autorités, mairies, préfectures, ont été prévenues mais cela n’a pas été rendu public. Sur des panneaux, encore aujourd’hui, on lit « Attention, risque d’irritation des yeux » et pas « danger mortel ».

Après la mort du cheval en 2009, la ministre de l’Environnement de l’époque, Chantal Jouanno, a pourtant déclaré : « On sait depuis des années que les taux de H2S sur le littoral atteignent deux fois les doses mortelles. » Par ailleurs, depuis les années 1980, l’Ifremer dit que les marées vertes sont causées à 90 % par l’agriculture intensive. Quand ces scientifiques alertent le préfet de région en 1987, on leur répond que les nitrates ne sont pas en cause.

L’agroalimentaire est un fleuron industriel. Quasiment 50 % des viandes et des produits laitiers français viennent de Bretagne. Pas évident de regarder en face le revers de la médaille. L’omerta résiste.

Par quel processus l’agriculture intensive produit-elle des algues vertes ?

L’azote contenu dans les déjections animales (vaches, cochons) et les engrais agricoles se déversent dans les sols et se transforment en nitrates. Avec la pluie, ils sont transportés par les cours d’eau sur le littoral, où ils font pousser des algues vertes. C’est un phénomène extraordinaire dans le sens où cette production de nitrates aurait pu ne pas avoir d’impact visible. Les baies peu profondes, où l’eau est peu agitée, et bien ensoleillées sont propices à la prolifération des algues. Pour les scientifiques de l’Inra (2), il n’y a donc pas d’autre solution que de sortir de l’agriculture intensive dans les zones sensibles.

C’est si compliqué de déplacer quelques élevages ?

Il s’agirait surtout de convertir les agriculteurs concernés. Le préfet du Finistère et les scientifiques de l’Inra qui gèrent le plan algues vertes viennent de dire qu’il fallait prendre le temps de changer les mentalités.

Pierre Van Hove, mon coauteur, et moi-même pensons qu’il faut une volonté d’État. Ce ne sont pas les agriculteurs qui font de la résistance, mais les décideurs du modèle agricole – comme les coopératives et les banques – car ce modèle leur permet de faire d’importants bénéfices. Nous sommes face à un processus de transfert d’argent public vers quelques richesses privées. Au moins 1 milliard d’euros entre 1990 et 2010, qui devaient financer une transition vers moins de polluants dans les rivières et les zones de captage d’eau potable, ont également servi à conforter le modèle intensif. Des scientifiques participent à dédouaner ces industriels en affirmant l’absence de lien entre les algues vertes, l’agriculture et les morts. Comme Christian Buson, qui réalise des conférences à ce sujet et dirige l’Institut scientifique et technique de l’environnement, lequel a été créé par des industries agroalimentaires, comme nous le montrons dans l’album.

Vous citez plusieurs lanceurs d’alerte. Diriez-vous qu’on a tenté de les faire taire ?

Les scientifiques de l’Ifremer qui ont mis au jour les liens entre algues vertes et agriculture ont reçu des menaces d’attaques en diffamation et ont été l’objet de discours de discrédit. Le médecin urgentiste Pierre Philippe a subi des pressions de sa hiérarchie, qui lui a demandé d’arrêter d’« alerter les foules pour des risques non avérés ». André Ollivro, qui fait l’objet de tentatives d’intimidation, a porté plainte plusieurs fois. Il a créé Halte aux marées vertes au début des années 2000 et n’a pas déménagé. Ça a presque stimulé son envie d’agir. Pour sa femme, c’est très dur. Aucune enquête policière n’a abouti.

Et de votre côté ?

Christian Buson m’a dit que je méritais le prix Élise-Lucet de la désinformation ! Un directeur de la communication de la préfecture des Côtes-d’Armor a menacé de m’attaquer en diffamation.

Ces réactions ont plutôt conforté l’enquête. Mais il y a des formes de discrédit plus inquiétantes. De grands groupes, mais aussi certains élus, se plaisent à dire que je m’attaque à la Bretagne et aux agriculteurs, ce qui est l’exact opposé de mon travail mais peut susciter la colère chez ceux qui n’ont pas lu notre BD. Pour moi, c’est une forme de mise en danger.

Vous avez d’abord réalisé des enquêtes sonores sur les algues vertes pour France Culture. Comment en êtes-vous venue à cette déclinaison en bande dessinée ?

J’ai suivi des études de documentaire image, je travaille un peu en presse écrite, mais mon média, c’est vraiment la radio. Pour Algues vertes, c’est La Revue dessinée qui a eu l’idée d’adapter mes enquêtes radiophoniques. Ses responsables m’ont présenté Pierre Van Hove, pour qui j’ai écrit une trame. Il m’a demandé tous les rushs des émissions et s’est beaucoup documenté. Pour une bonne reconstitution, il fallait revoir les témoins. On a organisé deux séjours d’une semaine en Bretagne. Pierre Van Hove a fait beaucoup de croquis et quelques photos de paysages. Il a découpé case par case, réduit les dialogues, permis un suivi des personnages, apporté beaucoup d’humour. Il a fait un travail de metteur en scène de cinéma. Il a sublimé l’enquête. Il a choisi un style pop, avec des couleurs vives et des visages doux, presque enfantins. C’est un travail un peu unique pour une BD d’enquête. Un parti pris très singulier.

Algues vertes. L’histoire interdite Inès Léraud et Pierre Van Hove, La Revue dessinée/ Delcourt, 160 pages, 19,99 euros.


(1) Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer.

(2) Institut national de la recherche agronomique.

Écologie
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