Avignon off : Dans le noir, rallumer la mémoire

Disparition d’un père, évaporation d’un fils : Final Cut, de Myriam Saduis, et Disparu, de Cédric Orain, proposent des traversées intimistes et puissantes portées par des femmes au jeu subtil.

Anaïs Heluin  • 9 juillet 2019 abonné·es
Avignon off : Dans le noir, rallumer la mémoire
© photo : Myriam Saduis revient sur son enfance tunisienne dans Final Cut. crédit : marie-françoise plissart

L’histoire, pour Myriam, est une sensation de vide au creux de l’estomac. C’est l’incompréhension, la blessure causée par un changement de nom imposé par sa mère, qui d’une petite Saâdaoui a fait une Saduis. C’est sa douleur lorsque cette même mère la peignait longuement pour dompter les épis de ses cheveux noirs. Trop noirs à son goût.

Âgée aujourd’hui d’une cinquantaine d’années, la comédienne et metteuse en scène Myriam Saduis part dans Final Cut de ses souvenirs d’enfance pour remonter le cours du temps et tenter d’éclaircir les zones d’ombre de son histoire familiale. Lesquelles, découvre-t-on au fil de sa pièce, sont très liées à des cicatrices plus collectives : celles qu’a laissées derrière lui le passé colonial de la France. Sa présence en Tunisie depuis 1881 précisément, qui a pesé sur sa vie de femme née en 1961 d’une mère née en Tunisie dans une famille de colons italiens et d’un père tunisien.

« Quand ma mère est morte, j’ai trouvé des lettres chez elle qui m’étaient adressées, qu’elle ne m’avait jamais remises, dont elle ne m’avait pas parlé. » Dès ces premiers mots prononcés par Myriam Saduis, assise derrière un bureau tout simple, on sent que la parole est pour elle une conquête. Le fruit d’un travail commencé il y a longtemps. Plus de quinze ans avant la création du spectacle en novembre 2018 à Bruxelles au Théâtre Océan Nord, dont la directrice, Isabelle Pousseur, est la collaboratrice artistique. Après avoir réalisé plusieurs créations, dont une adaptation de La Mouette et une pièce autour de Hannah Arendt, c’est donc la première fois que Myriam Saduis parle sur scène à la première personne. La première fois qu’elle rend publique son enquête. Son exploration est devenue au fil des années un passionnant récit-fleuve qu’il a fallu couper, réagencer cent fois pour en faire un spectacle.

À la Manufacture, l’un des lieux les plus réputés du off du Festival d’Avignon en raison de la qualité de ses choix artistiques, la parole de Myriam Saduis offre un contraste saisissant avec la foule et le bruit qui ne quittent pas la ville avant la fin souvent très tardive des spectacles (1). Sans doute Final Cut est-il encore chargé de son passage à Tunis, où il a été programmé quelques semaines plus tôt dans le cadre du festival Carthage Dance. Et où, pour la première fois, Myriam Saduis jouait devant la famille de son père, dont elle tente de se rapprocher à travers son « monologue en duo », comme elle aime à appeler sa pièce. Car – et c’est là, avec la folie maternelle, le thème central du récit – cet homme a fini par disparaître pour ne jamais revenir. Laissant derrière lui des questions que le théâtre permet non pas de résoudre mais de creuser et d’affûter.

Autre évaporation intrigante au Train bleu, un lieu du off ouvert l’an dernier et qui est déjà une référence en matière d’écritures contemporaines. Dans Disparu, de Cédric Orain, de même que dans Final Cut, ce sont ceux qui restent qui ont la parole. Et qui tentent de se débrouiller avec le vide et le silence comme le fait tout comédien, forcé de négocier avec l’espace hors du temps et de la vie quotidienne qu’il occupe le temps d’une représentation. Dans ces deux spectacles, des personnes – des femmes – déploient un verbe précis et sensible qui a vocation à faire vivre des absents. Un père dans le cas de Myriam Saduis, un fils dans celui de Cédric Orain. Deux êtres écorchés par leur époque. Par sa violence clairement énoncée dans Final Cut, plus implicite dans Disparu.

À l’image des paroles qu’elles servent, les scénographies de ces deux belles découvertes ont la sobriété qui manque à bien des pièces du in. À Points de non-retour (Quais de Seine), par exemple, où Alexandra Badea déploie une histoire proche de celle de Final Cut : la quête familiale d’une jeune femme qui, par un biais trop didactique et spectaculaire, nous ramène à la guerre d’Algérie. Et à ses conséquences des deux côtés de la Méditerranée.

Dans Disparu, une chaise et le clair-obscur subtil, mouvant, créé par Éric Da Graça Neves, qui assure aussi la régie générale du spectacle, suffisent à souligner la profondeur de la comédienne Laure Wolf. Sa manière tout intérieure de donner corps au vide laissé par un enfant disparu volontairement à l’âge de 19 ans. Phénomène qui, relate Cédric Orain, concerne environ 2 500 personnes par an en France. Beaucoup plus ailleurs. Au Japon, par exemple, où est situé un autre beau spectacle consacré au sujet : Les Évaporés, de Delphine Hecquet, créé en fin de saison dernière au Théâtre de la Tempête à Paris (voir Politis du 20 juin).

Qu’elle soit inspirée d’un fait divers ou qu’elle naisse d’une expérience vécue par celle qui s’en fait la narratrice, la parole au cœur de ces deux spectacles du off est animée par une urgence qui se passe de dramatisation. Pas un cri, pas une larme dans Disparu et Final Cut, mais des phrases qui tantôt se bousculent tantôt peinent à se frayer un chemin jusqu’au public. Et même un humour tendre-amer chez Myriam Saduis. Une autodérision au sens de Michel Foucault, dont une citation placée en exergue du texte dit l’existence d’une drôlerie « au sens de quelque chose d’étrange, de vif, d’insaisissable ». D’un rire qui permet de résister aux malaises d’hier et d’aujourd’hui. Surtout lorsque c’est une artiste de talent qui le fait résonner. Entre les remparts d’Avignon pour l’heure, avant d’aller s’épanouir ailleurs.

Final Cut, La Manufacture, à 18 h 10, jusqu’au 25 juillet. www.lamanufacture.org

Disparu, Le Train bleu, à 13 h 45, jusqu’au 24 juillet. theatredutrainbleu.fr


(1) Pas moins de 1 538 dans le off cette année.

Théâtre
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