« Le décalage entre dirigeants et écologues est immense »

Étudiant, Paul Clévy mixe un cursus de biologie avec les sciences politiques. Pour rapprocher les savoirs, mais aussi montrer que la réponse aux enjeux doit être globale.

Vanina Delmas  • 4 juillet 2019 abonné·es
« Le décalage entre dirigeants et écologues est immense »
© photo : Une naturaliste capture une grenouille de type dendrobates tinctorius dans une réserve naturelle de Guyane française.QUENTIN crédit : MARTINEZ/Biosphoto/AFP

À 19 ans, Paul Clévy assume son rôle de scientifique en devenir et de militant. Sa sensibilité à l’environnement est née dans sa Provence natale et est restée ancrée en lui, jusqu’à servir de boussole pour son cursus scolaire, son avenir professionnel et ses engagements citoyens. Passé au lycée par sa phase environnementaliste prônant les écogestes, il a basculé vers l’écologie politique, « celle qui a un projet systémique en traitant les causes, dont le capitalisme », participant à des manifestations, des actions de désobéissance civile… Étudiant, il est en deuxième année d’un double cursus : la majeure « politique et gouvernement » à Sciences Po-Paris et une licence de biologie à Sorbonne Université. Son sujet de recherche : les verrouillages de la transition écologique en France. Vaste sujet !

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Pourquoi était-ce une évidence de lier les sciences sociales et la biologie dans votre cursus universitaire ?

Paul Clévy : C’est indispensable pour comprendre le monde qui nous entoure dans sa globalité. Il n’y a pas d’un côté le système naturel et de l’autre les sociétés humaines. Nous vivons dans des socio-écosystèmes dans lesquels tout s’imbrique, où il est illusoire de penser nature et culture comme séparées. Par exemple, l’alimentation liée à l’agroécologie ne peut s’envisager sans la dimension politique de gouvernance alimentaire. Malheureusement, je déplore qu’il n’y ait pas assez de transdisciplinarité : la biologie reste d’un côté, les sciences sociales de l’autre, et nous devons établir les liens nous-mêmes.

C’est un peu le reflet de ce qui se passe au sein de l’administration et de la sphère politique…

Le décalage entre les dirigeants, qui ont des connaissances techniques sur la finance ou les stratégies publiques, et les spécialistes des écosystèmes est immense, rien qu’en termes de langage. Le terme « résilience », le b.a.-ba de l’écologie, reste encore inconnu de nombreux élus ou hauts fonctionnaires, alors que les problèmes de gestion des ressources naturelles viennent de cette logique de productivité incitant à prélever au maximum avant destruction de l’écosystème. Les écologues, eux, savent qu’il n’est plus possible de penser ainsi, car en nous approchant trop près de certaines limites, nous atteindrons un point de non-retour. C’est ce qu’on appelle les effets de seuil.

Comment l’évolution de votre engagement écologiste a-t-elle influencé votre orientation professionnelle ?

Je voulais travailler dans l’aéronautique pour réduire l’empreinte écologique des avions. Un projet en adéquation avec la position environnementaliste que je défendais au lycée. Je réfute désormais cette vision très technologiste, car le secteur de l’aéronautique reste très polluant et incompatible avec les limites planétaires. Puis j’ai envisagé une carrière de haut fonctionnaire au ministère de la Transition écologique, par exemple. Mais j’ai réalisé que l’administration est un milieu très verrouillé, avec une vision trop « en silo ». Lors d’un stage au service biodiversité de la région Île-de-France, j’ai vu qu’il se retrouvait souvent en contradiction avec le service agriculture. J’ai pris conscience que ce n’est pas là que j’aurai le meilleur impact. J’envisage de revenir à une échelle plus locale, vers des savoir-faire plus concrets comme la restauration écologique, dans la perspective de développer l’agroécologie ou dans l’adaptation des territoires aux risques environnementaux.

L’émulation autour du dernier rapport du Giec en octobre 2018, puis du rapport de l’IPBES, surnommé le « Giec de la bio-diversité », vous rend-elle optimiste quant à la prise de conscience sur ces thèmes ?

La prise de conscience existe, mais les verrouillages dans le système sont si nombreux ! J’en ai d’ailleurs fait mon sujet de recherche de licence. Plus j’avance, plus je me rends compte qu’il y a une distinction caricaturale entre ce qu’on peut faire en étant dans le système et ce qu’on peut faire en dehors. Changer le système de l’intérieur est très compliqué, notamment à cause de ces verrouillages, dont les principales sources sont économiques (le système de profit et de dette), techniques (notamment dans l’agriculture) et psychologiques : le changement climatique n’étant pas une réalité palpable au quotidien pour tout le monde en France, il est encore parfois difficile à certains de saisir l’urgence. Un des gros clivages dans l’engagement écologique est de savoir si on peut changer les choses de l’intérieur ou pas. Mon travail démontre que non.

Avec l’association Sciences Po environnement, vous avez quand même réussi à faire bouger cette institution qu’on imagine peu disposée à remettre en cause le système…

Dans les premières années, nous suivons des enseignements dits fondamentaux, qui ne sont pas vraiment orientés vers l’écologie. Les cours d’économie restent fondés sur une vision croissantiste, sans aucune remise en cause. Nous avons milité pour que les prochaines maquettes pédagogiques intègrent une approche prenant en compte les limites planétaires dans chaque matière fondamentale, et pour la création d’une matière fondamentale à part entière pouvant s’intituler « grands enjeux environnementaux ». Signes de victoire : le directeur a recruté des professeurs pour penser ces modifications pédagogiques, notamment le sociologue et anthropologue Bruno Latour.

Les scientifiques alertent depuis des années sur le dérèglement climatique et ses conséquences. Comment la science et donc les scientifiques peuvent-ils jouer ce rôle d’éclaireurs plus efficacement ?

Pour que la prise de conscience citoyenne soit efficace, il faut des bases communes. Surtout dans ce monde où certains scientifiques tentent de produire des contenus controversés pour semer le doute. L’émergence et le succès des sciences participatives, comme les vigies citoyennes sur la nature, sont un signe encourageant et montrent que les sciences peuvent être ludiques, accessibles à tous. Chacun peut s’improviser écologue ou ornithologue.

L’éducation à l’environnement est indispensable. Le champ d’études de la psychologie de la conservation montre que moins nous avons de liens avec l’environnement, moins nous serons sensibles à sa préservation et prêts à agir pour le défendre. Or même l’enseignement des sciences de la vie et de la Terre ne met pas forcément en avant cette logique. Je me souviens de sorties scolaires dans la nature, mais sans explications ni but identifié. Au lycée, les cours de SVT ne traitent quasiment pas de la question climatique et de la biodiversité.

Pour ma troisième année de Sciences Po, je pars à Brisbane, en Australie, notamment pour suivre des field courses : on part plusieurs jours sur le terrain pour étudier la biodiversité locale. Dans certains endroits, on trouve 80 % d’espèces endémiques, seulement présentes là-bas ! C’est une façon d’étudier qui n’existe pas en France.

Les scientifiques doivent-ils également faire acte de désobéissance ?

La désobéissance civile est une voie à explorer, car nous ne pouvons pas rester dans une position perpétuelle de demande, il faut aller à la confrontation, faire de la politique ! Même si je garde une approche scientifique en cherchant à comprendre comment le monde fonctionne, je pense qu’on ne peut pas faire de l’écologie apolitique. Les chercheurs devraient s’impliquer davantage politiquement parlant, oser dire les choses, parfois faire peur, militer… Ils ont certaines clés précieuses, des angles d’approche indispensables pour expliquer où est l’urgence, pourquoi il est désormais nécessaire de passer par ces actions de désobéissance civile. Tout le monde n’a pas forcément le temps, les moyens et les capacités de bien se renseigner sur ces sujets afin d’argumenter factuellement sur l’effondrement de la biodiversité. Les scientifiques doivent prendre leurs responsabilités.

Paul Clévy Étudiant à Sciences Po-Paris et à Sorbonne Université.

Écologie
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