Scandalisés, fauchés, végés…

L’alimentation non carnée séduit de plus en plus les jeunes. Avec des motivations qui s’additionnent : la sensibilité à la cause animale, l’adhésion écologique, les contraintes budgétaires.

Patrick Piro  • 24 juillet 2019 abonné·es
Scandalisés, fauchés, végés…
© crédit photo : Raphye Alexius/Image Source/AFP

Pour Juliette, un déclic s’est produit un jour à l’heure du thé. Elle affectionne les mugs à vache, son « animal préféré ». Étudiante en biologie à Rennes, elle a beaucoup fréquenté la Normandie de ses grands-parents. Une amie observe la tasse : « Moi, je n’en mange pas. » Juliette connecte. Et lui revient le dilemme d’une camarade de primaire : « Je ne peux pas aimer les animaux et puis les manger ! » Puis, au lycée, une jeune Allemande végane* qui interpellait la classe, « très gentille, pas agressive, mais sincèrement scandalisée par l’élevage industriel ». Juliette réfléchit, s’informe. Mais pas avec les vidéos de l’association L214. « Je suis trop sensible… » Elle réduit sa consommation de chair animale. « Et puis j’ai compris que je ne voulais plus avoir le moindre lien avec ces meurtres de masse que sont les abattages d’animaux d’élevage. Un jour, il y a trois ans, chez mes parents, j’ai dit “non, je n’en mange plus”. »

Valériane, c’est les poules. « Des animaux de caractère, et pas idiots du tout, vous savez ! » Fille de la campagne, près de Bourges, elle a donné des prénoms aux gallinacés du poulailler familial. À Pout-Pout, sa « boule de plumes » préférée, elle a appris « des tours de cirque. Elle me cherche, se perche sur mon épaule et s’y endort ». Chez Valériane, père restaurateur, dépeceur de moutons et chasseur, la viande trône à table.

La vie estudiantine parisienne, dans les métiers de l’art, se charge de lui faire rencontrer ses premiers camarades végétariens*. « On discutait de tas de sujets. » Le climat, l’agroalimentaire… « Sur quinze élèves, la classe comptait trois végétariens. En fin d’année, nous étions sept ! » Sa conversion date de l’été 2016. « Du jour au lendemain. J’étais seule à la maison, mes parents en vacances. » Elle se rappelle ses premières courses. « Mes amis m’avaient parlé des steaks végétaux. J’ai surtout bourré mon sac de légumes ! »

Fin 2018, 20 Minutes est allé titiller l’adhésion des jeunes au traditionnel repas de Noël : 5 % des 18-30 ans se déclarent végétariens, 1 % vont jusqu’au véganisme. Et 27 % se disent flexitariens*. Et la tendance semble explosive : selon un sondage Diplomeo (2017), 47 % des 16-25 ans se disent disposés à manger moins de viande, dont un sur dix se verrait même un jour végétarien ou végane.

Au Royaume-Uni, le mouvement Vegan Life triomphait en 2016 : selon une enquête, le véganisme comptait 550 000 adeptes, 350 % de plus en une décennie, « la plus forte croissance parmi les styles de vie », et ce grâce aux jeunes : les 15-34 ans représentent 42 % de la cohorte. Au Canada, la première étude du genre, en 2018, confirmait cette proportion. La motivation principale de ces jeunes : la sensibilité à la souffrance animale, mais aussi à l’environnement.

Lena est « bien sûr » écolo, défenseuse du droit des animaux. « Mais c’est par l’écoute de mon corps que j’ai cheminé vers le végétal. » Une période de mal-être physique la conduit à éviter peu à peu toute chair animale, « et même les œufs, le fromage, le miel… » Bref, végétalienne*. « En quelques semaines, j’ai retrouvé mon tonus. » Diplôme d’architecte en poche, elle part tenter sa chance au Mexique, reconstruire des écoles détruites par le dernier tremblement de terre. Des concessions à prévoir ? « Aucun problème ! La restauration y est bien moins conservatrice qu’en France, le végétarisme est en plein essor. Et puis c’est un pays de milpa ! » Ce principe indigène ancestral associe maïs, haricot et courge, en culture mais aussi dans l’assiette, une combinaison nutritionnelle exemplaire.

L’effet de groupe et les réseaux sociaux jouent à plein. Théo, étudiant en sciences appliquées à l’université Paris-VI, fréquente un groupe fan de jeux vidéo. « Pas écolos ni politisés, mais plusieurs sont végétariens. » Né dans une famille accro à la charcuterie et « pas très renseignée », Théo tend l’oreille et se laisse volontiers influencer. « Moins de viande, c’est d’abord moins de dépenses. » La bataille du budget : une autre motivation estudiantine. Il zappe du jour au lendemain. « Et puis on s’aperçoit que ce n’est pas si difficile de cuisiner des légumes. En soirée, au lieu du saucisson, on apporte des bâtonnets de carotte ou de concombre. » Il reconnaît que la sensibilité écologique lui est venue après, tout comme l’attention au bien-être animal. Dans sa génération, la notoriété de l’association L214, en lutte contre les abattoirs industriels, est considérable.

Cet engouement « traînée de poudre » laisse Nina un brin sceptique. Passée sans bruit du côté végétal de l’assiette, cette collègue de Valériane relativise la teneur de l’engagement chez certains. « Il y a un effet de mode : renoncer à la chair animale, c’est un geste classe, et beaucoup moins stigmatisant qu’auparavant. Le faire savoir, ça distingue. » Mais, pour une grande majorité, pas question de virer prosélyte. « Ce choix, c’est ma vie, je respecte ceux qui mangent de la viande », résume Juliette. Valériane, Théo et les autres, s’ils s’affirment « définitivement » installés dans leur conversion, se gardent en général de partir à l’assaut des « viandards ». « Ça les gêne, comme s’ils se sentaient accusés, les conversations peuvent se tendre », témoigne Valériane.

Les familles, qui ont rarement fait le terreau de cette conversion alimentaire, se montrent assez compréhensives – pour 57 % d’entre elles, selon le sondage Diplomeo cité. Voire perméables. « Ma mère m’a rejointe il y a sept mois ! » rapporte Valériane. Chez les parents de Manon, qui a grandi dans un village isérois de moyenne montagne, la viande régresse aussi sous l’influence de son option alimentaire. En licence de lettres et arts à Toulouse, elle se félicite de l’émulation collective vécue sur le campus du Mirail. « Très à gauche, au sens classique du terme, mais les préoccupations écologiques et alimentaires sont désormais omniprésentes : nourriture locale, bio, issue de petits producteurs, peu carnée, etc. » Cette convergence intellectuelle l’a séduite. « Au départ, c’est la cause animale qui m’a sensibilisée, mais, aujourd’hui, je me sens une écologiste “structurée”. Car manger éthique, c’est quand même plus complexe que de lâcher la viande ! Si l’on n’est pas clairvoyant, devenir végétarien peut induire des comportements caricaturaux. Remplacer l’élevage intensif par la monoculture industrielle du soja ne ferait que déplacer les déséquilibres écologiques. »

Manon n’achète jamais de viande. Mais, de passage chez ses parents, elle n’a pas boudé « un bon poulet fermier, bien élevé ». Juste deux ou trois fois depuis le début de l’année…


(*) Glossaire :

Flexitarien : limite sa consommation de viande sans être totalement végétarien.

Végétarien : ne mange pas de chair animale.

Végétalien : ne mange aucun produit animal (chair, œufs, laitages, miel, etc.).

Végane : se passe de tout produit animal (aliments, cuir, laine, soie, etc.).